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Jung, l’antisémitisme et les années Weimar (1918-1933)

mercredi 14 juin 2023, par passereve

L’attitude de C.G. Jung vis-à-vis des Juifs et du national-socialisme a fait l’objet de débats depuis les années 30. On s’est surtout concentré sur ce qu’il a dit et fait à la suite de l’accession d’Hitler à la chancellerie allemande le 30 janvier 1933. En juin, il prit la présidence de la Société Médicale Générale de Psychothérapie, une organisation qui réunissait la plupart des thérapeutes n’appartenant pas au champ psychanalytique en Allemagne ainsi que les membres d’autres pays européens. Dans le numéro de décembre 1933 de la revue de la société, il fit sa remarque la plus controversée quand il dit qu’il était important de discuter ouvertement des différences effectivement existantes entre psychologies germanique et juive. Il a développé plus en détail ce qu’il entendait par là dans « L’état de la psychothérapie aujourd’hui », sa contribution au numéro de janvier 1934 de la revue. Cet article a enflammé la controverse qui résonne encore aujourd’hui. Jung n’a jamais vraiment compris pourquoi on en avait fait toute une histoire. Répondant à son premier grand critique, Jung écrivait dans la Neue Zuricher Zeitung « Pourquoi soulever juste aujourd’hui et justement en Allemagne la question juive ? Excusez-moi, je l’ai soulevée depuis longtemps, chacun le sait qui lit la littérature spécialisée. Ce n’est pas après la Révolution que j’en ai parlé pour la première fois, j’ai déjà officiellement inscrit sur ma bannière depuis l’année 1913 comme une réforme nécessaire de la psychologie la critique des présupposés psychologiques. Cela n’a rien à voir avec ce qu’est l’État allemand. » [1]

Jung précise quelque chose d’important ici : pour vraiment comprendre ce qu’il a dit en 1933 et après, on a besoin de savoir ce qu’il disait de la psychologie juive dans les années qui ont suivi sa rupture avec Freud. Je vais présenter le réseau intellectuel que Jung a fréquenté après sa rupture avec Freud et l’influence que ces individus ont eue sur le développement de ses idées. Cet aspect de sa carrière a généralement été négligé à cause de l’idée qu’après sa déclaration d’indépendance intellectuelle à l’égard de Freud, Jung aurait suivi un chemin qui lui était propre, mises à part quelques collaborations fructueuses avec des hommes comme le sinologue Richard Wilhelm, l’helléniste Karl Kerényi, et le physicien Wolfgang Pauli. En fait, je parlerai d’un groupe d’intellectuels dans l’Allemagne de Weimar avec lequel il sympathisa et qui jouèrent un rôle crucial en promouvant Jung à travers leurs organisations et leurs publications.

Bien que les années de guerre (1914-1918) furent une période d’isolement et d’introversion pour Jung, un grand nombre de ses importants travaux parurent dans leur traduction anglaise. Cela servit sa réputation en Angleterre et aux États-Unis, lui attira de nouveaux clients et lui ouvrit de nouvelles perspectives. De 1919 jusqu’à la moitié des années 20, Jung s’est surtout consacré à son cercle anglo-américain. Son voyage dans le Sud-ouest américain (1924) fut le résultat de sa relation de longue date avec la famille McCormick de Chicago, tandis que son voyage en Afrique orientale britannique (1925) fut organisé par son principal disciple anglais H.G. Baynes. Ce fut aussi grâce à ce cercle que Jung fut invité à parler à plusieurs colloques internationaux sur l’éducation : à Territet en Suisse (1923), Londres (1924) et Heidelberg (1925).

C’est de ce cercle d’analysants et de disciples qu’est issue la première génération d’analystes jungiens. Comme il n’y avait pas d’institut officiel de formation jungienne, la principale méthode de formation, outre l’analyse avec Jung, était la participation à une série de séminaires que Jung commença d’abord à tenir au Royaume Uni dans les années 20. Les deux premiers eurent lieu en Cornouailles : à Seven Cove en 1920 et Polzeath en 1923. L’assistance s’accrut, passant d’une douzaine de personnes à plus d’une centaine à Swange en 1925. Un compte-rendu des deux derniers séminaires existe sous la forme des notes prises par Esther Harding (auxquelles s’ajoutent les notes prises à Polzeath par Kristine Mann).

Les notes révèlent que Jung était en train d’articuler des éléments de son système psychologique aussi centraux que les archétypes de l’inconscient collectif et les types psychologiques. L’un des éléments les plus importants de l’exposé de Jung est le contraste entre son approche psychologique et celle de son ancien mentor Sigmund Freud. Cela avait commencé dans son texte « Psychologie de l’inconscient » (1917), où il caractérisait les théories de Freud et d’Adler comme réductionnistes à cause de l’accent unilatéral qu’elles portaient respectivement sur l’Éros et la volonté de puissance. Dans ces séminaires inédits, Jung allait faire une autre distinction importante. Il concluait que l’analyse des rêves d’individus juifs et germaniques indiquait un niveau de développement psychique différent dans chaque groupe : les rêves juifs évoquaient le monde de la civilisation antique, tandis que les rêves germaniques mettent en jeu un matériel issu d’un niveau primitif inconnu des Juifs. Les personnes de souche germanique, d’un autre côté, en étaient déjà conscientes et voulaient savoir ce qu’elles pouvaient en faire. Dans le séminaire de 1925, Jung explicita davantage cette question quand il fit observer que les Juifs accueillaient toute trace d’instinct dans la mesure où les leurs étaient pétrifiés comme un volcan presque éteint. [2]

Ces observations privées étaient manifestement importantes pour Jung à cette époque, car elles sont corroborées par deux individus avec qui Jung était alors intime, le psychologue britannique William McDougall et le philosophe allemande Hermann Keyserling. Tout d’abord McDougall, qui écrivait «  chaque race et chaque peuple qui a vécu pendant plusieurs générations sous ou selon une certaine sorte de civilisation a spécialisé son ’inconscient collectif’, différencié et développé les ’archétypes’ dans des formes qui lui sont propres. […] Il [Jung] prétend même que parfois un seul rêve suffisamment riche lui a permis de découvrir la présence par exemple de sang juif ou méditerranéen chez un patient qui ne montrait aucun des signes physiques extérieurs d’une telle origine. […] Il fait observer que la célèbre théorie de Freud, qu’il a lui-même acceptée un temps, est une théorie du développement et du fonctionnement de l’esprit qui a été élaboré par un Juif qui a observé des patients juifs essentiellement ; et elle semble plaire vivement aux Juifs ; plusieurs, peut-être la majorité, de ces médecins qui l’acceptent comme un nouvel évangile, une nouvelle révélation, sont Juifs. Tout se passe comme si cette théorie, qui me semble et semble à la plupart des hommes de mon genre si étrange, bizarre et fantastique, pouvait être vraie approximativement de la race juive.  » [3] Dans son livre de 1928 Europe, Keyserling écrivait : «  C.G. Jung a montré, par une comparaison entre les rêves de Juifs et ceux de Chrétiens, qu’au même niveau du subconscient où le type germanique est encore un habitant de cité lacustre, le Juif dessine un alexandrin.  » [4]

La première discussion publique par Jung de cette distinction eut lieu dans son article de 1918 « Über das Unbewusste », qui ne parut en anglais sous le titre « On the Role of the Unconscious » qu’avec la publication du volume 10 de ses Collected Works en 1964, dans une traduction qui prenait des libertés avec le texte allemand original. Renvoyant à Freud au paragraphe 19, le texte anglais donne «  we still have a genuine barbarian in us who is not to be triffled with…  » [5] La même phrase en allemand dit wir Germanen, « nous Germains… ». Hull, le traducteur, a effacé l’acte par lequel Jung s’identifie lui-même en tant que Germain, ce qui explique une divergence plus sérieuse entre les textes antérieurs, au paragraphe 16. L’anglais donne « As civilized human beings, we in Western Europe have a history reaching back perhaps 2500 » (Wir haben als Kulturmenschen ein Alter von etwas fünfzehnhundert [1500] Jahren). Pour ses lecteurs initiaux de langue allemande, le « nous » était une référence clairement marquée à eux-mêmes en tant que Germains, et les « 1500 » ans renvoyaient au temps où les tribus germaines furent converties au christianisme. Dans la version anglaise, le « nous »est élargi jusqu’à inclure les habitants de l’Europe de l’ouest, ce qui nécessite un réétalonnage de la durée qui permette d’inclure les anciens grecs. Tout l’argument de Jung est structuré en référence aux stéréotypes culturels courants à cette époque, dont le plus important est la distinction entre Aryens et Juifs. Les spécialistes ont insisté sur le changement majeur dans la façon dont les Juifs ont été identifiés, passant de leur caractérisation comme communauté religieuse au tout début du XIXe siècle, à leur désignation comme race distincte après la popularisation de la théorie darwinienne de l’évolution. [6] Jung a accepté celle-ci et certaines des caractérisations qui en dérivent. L’une était le contraste entre l’« enracinement » du peuple aryen et le « déracinement » des Juifs («  où [le Juif] touche-t-il sa propre terre ?  » § 18). Comme nous le verrons plus tard, cet intérêt pour la relation entre un peuple et sa terre allait devenir une préoccupation théorique majeure pour Jung durant les années 20.

Jung continue sa discussion dans des termes familiers pour son auditoire germanophone. « The Jew already had the culture of the ancien world and the top of that has taken over the culture of the nations amongst who he dwells [Wirtsvolk] »« Le Juif a déjà la culture du monde ancien, et par-dessus il a pris la culture des nations au sein desquelles il réside.  » (ndt) (§ 18, les italiques sont de moi). La traduction anglaise atténue une nuance qui est d’une haute importance dans le texte allemand original. Wirtsvolk serait mieux traduit par « host people » [7], et c’était devenu un lieu commun dans les discussions sur la relation des Juifs aux communautés nationales plus vastes qui les entouraient. Cette prémisse linguistique étant donnée, il y avait deux mots possibles pour décrire les Juifs. Pour Jung et la majorité des gens de l’époque, ils devaient être considérés comme des « invités ». D’autres, influencés par la rhétorique médicale du mouvement naissant de l’hygiène raciale, avaient commencé à les voir comme des « parasites ». Dans les deux cas, ils étaient des « étrangers » séparés de leurs voisins aryens. L’une des intentions de Jung en écrivant cet article était d’établir sa théorie compensatoire de la psyché comme un complément à la théorie freudienne du refoulement. Pour Jung, la compensation est l’un des traits fondamentaux du fonctionnement psychique. Analogue au système homéostatique du corps, elle équilibre l’unilatéralité de la conscience avec des matériaux inconscients comme les symptômes ou les rêves. Comme les Juifs ont un contact insuffisant avec la terre et le monde des instincts, il trouvait compréhensible que Freud et Adler aient voulu tout réduire à ses origines matérielles. Ceci devint la critique fondamentale de Jung à Freud et allait devenir populaire chez ceux qui ne se sentaient pas à l’aise avec la psychologie freudienne. « Ce n’est pas avec des interprétations amusantes et grotesques que nous aurons prise sur notre inconscient. Le psychothérapeute de culture juive ne touche pas chez les Germains ces restes pleins de mélancolie et d’humour de l’époque de David, mais bien le barbare d’avant-hier, c’est-à-dire un être qui de la façon la plus désagréable prend tout d’un coup l’affaire au sérieux » [8] (§ 19).

Dans cet article, Jung exprimait sur les Juifs des idées qui dépendaient lourdement des stéréotypes culturels contemporains, qu’il continuait à soutenir dans les années 30. Une lecture attentive de ce qu’il écrivit ici révèle aussi une importante stratégie linguistique qu’il a répétée partout dans ses écrits. Dans le §19, il parle d’abord du « besoin spécifiquement juif de réduire… » et puis, se référant à Freud et à Adler, de « ces doctrines spécifiquement juives » Ce fut la première utilisation par Jung du terme « spécifique » [9], qu’il emploierait plus tard comme qualification habituelle de la pensée juive. Il l’utilisait d’une façon qui respirait la certitude et qui visait plus à clore la discussion qu’à l’ouvrir.

Les visites de Jung en Angleterre après-guerre impliquaient plus que la promotion de son approche psychologique par des séminaires privés. À cette époque, il était reconnu comme l’un des principaux psychiatres d’Europe et était encore considéré par beaucoup comme un partisan majeur de la psychanalyse. En juillet 1919, il rédigea des articles pour une multiplicité d’organisations professionnelles, dont la Society for Psychical Research et la section psychiatrique de la Royal Society of Medicine. C’est à ce moment que Jung devint ami avec William McDougall, une amitié qui incluait l’analyse par Jung des rêves de McDougall. McDougall (1871-1938) était un psychologue majeur de cette époque : après une formation médicale, il fit une recherche anthropologique à Bornéo, puis enseigna à Oxford et publia son ouvrage qui fit date An Introduction to Social Psychology (1908). Les deux hommes avaient plusieurs choses en commun : un intérêt pour la parapsychologie — McDougall finit sa carrière à la Duke University où il soutint le travaux de Joseph Rhine sur la perception extra-sensorielle — et une antipathie partagée pour le matérialisme scientifique dominant à l’époque. Après avoir vu Jung à l’été 1920, McDougall alla aux États-Unis pour devenir professeur à Harvard.

Cette année là, il donna les conférences Lowell qui parurent en 1921 sous le titre Is America Safe for Democracy ? Son thème principal était la supériorité de la race nordique et la menace créée par l’immigration massive d’Italiens, de Juifs et de Slaves aux États-Unis. De telles idées firent de lui « peut-être le plus infatigable des théoriciens de la race parmi les psychologues de l’époque » [10]. Cette préoccupation raciste pour la race nordique avait commencé avec la publication en 1916 de l’ouvrage de Madison Grant The Passing of the Great Race, et fut popularisée après la guerre par Lothrop Stoddard (qui gagna une référence dans Gratsby le Magnifique). Les appréhensions des anglo-saxons américains, qui avaient été attisées, trouvèrent plusieurs exutoires. Le premier fut la naissance du Ku Klux Klan, qui se renforça aussi bien dans le Midwest que dans le Sud profond. Le second fut le soutien croissant à une législation limitant l’immigration, qui résultait de l’Immigration Act de 1924. Elle établit un système de quotas qui favorisait clairement les immigrants d’Europe du nord et de l’ouest et réduisait drastiquement l’immigration d’Europe du sud et de l’est.

Dès sa première visite en 1909, Jung avait été fasciné par les conséquences psychologiques du mélange racial américain. En janvier 1925, Esther Harding écrivait dans son journal «  [le Dr Jung] a parlé de psychologie raciale et exposé des vues très intéressantes sur les ancêtres de la façon dont ils semblent vivre dans le pays. Il s’est appuyé sur les changements morphologiques des crânes ici au États-Unis et en Australie  » [11]. Plusieurs années plus tard, Jung écrivit un article intitulé « Your Negroid and Indian Behaviour » pour une revue américaine, le « magasine de la controverse » Forum (avril 1930 ; vol. 83, n° 4). Tout en faisant certaines remarques perspicaces sur l’influence inconsciente des Noirs sur le comportement Blanc et sur le rôle des Indiens comme idéal culturel américain, Jung formule de façon générale son argument à l’aide des stéréotypes raciaux contemporains. Il parle de la menace qui pèse sur les Blancs de « devenir Noirs ». « L’homme inférieur exerce une énorme attraction sur les êtres civilisés qui sont contraints de vivre avec lui, parce qu’il fascine le couches inférieures de notre psyché. […] Pour nos esprits inconscients, le contact avec des primitifs rappelle non seulement notre enfance, mais aussi notre préhistoire ; et avec les races germaniques, cela signifie un retour d’à-peu-près 1200 ans seulement. Le barbare en nous est encore extraordinairement fort, et il cède facilement à l’attrait de ses souvenirs de jeunesse. Par conséquent, il a besoin de défenses très précises. Les peuples latins, étant plus vieux, n’ont pas autant besoin d’être sur leurs gardes, ce pourquoi leur attitude vis-à-vis du Noir est différente de celle des Nordiques » (p. 196)

La version de cet article que l’on trouve dans les Collected Works, « The Complications of American Psychology » CW 10, pp. 502-514), supprime la référence aux « Nordiques » et atténue donc la façon dont Jung a adopté le vocabulaire raciste de l’époque. Cette suppression est très probablement le résultat de la décision éditoriale d’éviter l’utilisation d’un mot qui avait acquis une connotation vraiment sinistre depuis 1945. Son apparition aurait pu donne des armes aux critiques d’après-guerre qui accusaient Jung de sympathies nazies.

Tandis que Jung était occupé à promouvoir sa psychologie dans le monde anglo-américain, l’Allemagne faisait l’expérience des suites traumatisantes de sa défaite en 1918. Dans une succession rapide, le remplacement de la monarchie par un régime parlementaire et le Traité de Versailles ébranlèrent le pays. En 1923, l’Allemagne avait déjà traversé des confrontations armées entre le gouvernement et des forces de droite et de gauche, une hyperinflation, et l’occupation française de la Sarre. La nomination de Gustav Stesemann, du Parti Allemand du Peuple, à la Chancellerie d’abord, puis au ministère des affaires étrangères, conduisit à la stabilisation économique et politique. Sa renégociation des paiements de réparation fut suivie d’une prospérité alimentée par l’injection de capitaux étrangers. Le pacte de Locarno en 1925 normalisa les relations de l’Allemagne avec ses voisins, tandis que son admission à la Société des Nations signifia la fin de son statut de paria. La scène politique connut un répit et la vie culturelle vibrante qui caractérisa la République de Weimar battit son plein.

Au début des années 20, une figure littéraire allemande, Oscar A. Schmitz, découvrit la psychologie jungienne, cultiva l’amitié de Jung, et devint son promoteur le plus énergique en Allemagne. Beau-frère de l’artiste expressionniste Alfred Kubin, Schmitz assista aux séminaires en langue anglaise que Jung donna à Zurich en 1925 et 1928 [12]. Il écrivit de nombreux articles popularisant Jung, certains pour des journaux, mais la majorité parurent dans Der Zeitschrift für Menschenkunde, une revue culturelle fondée en 1925. La liste de ses contributeurs incluait des célébrités de l’époque comme Alfred Adler, Thomas Mann, Emil Ludwig Stefan Zweig. Des contributeurs plus actifs incluaient un groupe d’individus dont les liens sociaux et intellectuels avec Jung dans les années qui ont suivi ont reçu relativement peu d’attention. Le plus important était Ludwig Klages qui, entre autres choses, était un graphologue allemand de premier plan ; sa revue, en fait, parut en seconde partie de chaque numéro du Zeitschrift.

L’une des relations intellectuelles les plus importantes de Jung à cette époque fut celle qu’il eut avec le Comte Hermann Keyserling, qui avait ouvert son École de Sagesse à Darmstadt en 1919 sous le patronage du Grand Duc de Hesse. C’est là qu’ils furent présentés l’un à l’autre par Schmitz au début des années 20, et c’est là que Jung fit aussi la connaissance du sinologue Richard Wilhelm

Keyserling (1880-1946) était un Allemand de la Baltique qui s’était installé en Allemagne où il avait épousé la petite-fille de Bismarck. Son Journal de voyage d’un philosophe (1919) devint un bestseller international et l’aida à devenir l’un des philosophes les plus populaires de son temps. Son mélange éclectique de spiritualité orientale, de psychologie à la sauce jungienne, et d’observations sur la « psychologie des nations » eut un succès phénoménal. Son École de Sagesse finançait une série de cours et de colloques annuels de 1920 à 1930, date à laquelle il ferma ses portes à cause de difficultés financières dues à la dépression économique. Conjointement à ces activités, elle publiait un bulletin, des livres et une revue Der Leuchter (« Le Candélabre) » avec le Reichl Verlag de Darmstadt.

Un large échantillon des intellectuels contemporains eut affaire à Keyserling et son École. Son Livre du mariage, en 1925, compta parmi ses contributeurs les personnalités suivantes : Leo Frobenius (ethnologue allemand), Rabindranath Tagore (poète bengali qui obtint le prix Nobel de littérature), Beatrice Hinkle (traductrice américaine des Wandlungen und Symbole der Libido de Jung), Thomas Mann, Havelock Ellis et Leo Baeck (le grand rabbin de Berlin).

Hermann Hesse évoque l’atmosphère de ces années dans son roman allégorique Le voyage en Orient, où il écrit : «  On notera ici que depuis le journal de voyage du Comte de Keyserling ont paru plusieurs livres dans lesquels les auteurs, en partie inconsciemment, mais en partie aussi délibérément, ont donné l’impression qu’ils appartiennent à la même société et ont pris part au Voyage en Orient. […] Ils n’ont pas découvert de nouveau territoire, alors qu’à certaines étapes de notre voyage en Orient on avait renoncé à l’aide banale que pouvaient nous apporter les moyens de communications modernes comme les chemins de fer, les steamers, le télégraphe, les automobiles, les aéroplanes, etc., nous pénétrâmes dans l’héroïque et le magique. C’était peu après la guerre mondiale, et la foi des nations vaincues était dans un extraordinaire état d’irréalité. Il y avait une propension à croire des choses au-delà de la réalité même si peu d’obstacles étaient réellement surmontés et peu d’avancées faites dans le royaume d’une psychiatrie future.  » [13]

Keyserling voyait son École comme le lieu de formation d’une élite spirituelle qui aiderait à créer une nouvelle culture européenne. L’assertion de Richard Noll selon laquelle «  il était sans vergogne un allemand völkisch [14] dans sa vision métaphysique  » est erronée. [15] Noll identifie à juste titre le vocabulaire raciste évident dans les écrits de Keyserling, mais il ne parvient pas à comprendre que cela ne constitue qu’un élément de sa philosophie. En cataloguant Keyserling comme « völkisch », Noll efface d’importantes distinctions qui doivent être maintenues pour avoir une représentation juste des cercles que Jung a fréquentés après sa rupture avec Freud. Il vaut mieux voire Keyserling comme un exemple de ce que j’appellerai « l’avant-garde conservatrice », qui a ses origines dans les années 1890, avec des événements comme le mouvement symboliste en art et en littérature, le renouveau occultiste, le pessimisme culturel, et la Lebensphilosophie (mouvement continental inspiré par la vie et l’œuvre de Friedrich Nietzsche. Depuis le tournant du siècle, Henri Bergson avait été le représentant le plus éminent sur le plan international de cette Lebensphilosophie. [16]

Tôt dans sa carrière, Keyserling avait fait la connaissance personnelle de Houston Chamberlain, dont les Fondations du Dix-neuvième siècle donnèrent une respectabilité pseudo scientifique à une interprétation raciste de l’histoire européenne. Cet ouvrage eut un succès phénoménal en Allemagne où il eut pour adeptes l’empereur Guillaume et de larges parties de la classe moyenne allemande. [17] Keyserling fut aussi influencé par Gustave Le Bon, une autre connaissance personnelle, qui est aujourd’hui très connu pour son ouvrage de pionnier en psychologie sociale La psychologie des foules (1885). Le Bon écrivit aussi fréquemment des textes sur la « psychologie des nations » qui révèlent ses sentiments antisémites. [18]

Toutes ces influences sont évidentes dans les deux livres que Keyserling écrivit à la fin des années 20 : Analyse spectrale de l’Europe et Psychanalyse de l’Amérique. La psychologie ethnique est l’un de ses principaux thèmes et il y a, entre autres choses, plusieurs références aux « Nordiques » et à leur influence sur l’histoire et la situation contemporaines. Son implication avec Jung est clairement évidente dans ces ouvrages où, pour s’exprimer, il utilise des concepts jungiens comme ceux de type de personnalité et d’inconscient collectif. Keyserling a tout autant influencé Jung. L’un des exemples les plus évidents de cette influence se trouve dans l’idée qu’il énonce dans son Analyse spectrale de l’Europe, selon laquelle « le vieux type romain avait originellement un substrat de sang-nordique, comme les Lombards d’aujourd’hui » (Europe, p. 156). Il avait lui-même d’abord emprunté cette idée à Chamberlain (Foundations, p. 539) et l’avait transmise à Jung qui la cite presque verbatim dans les Zarathoustra Seminars ou il dit « le fascisme en Italie est le retour du vieux Wotan ; il n’y a là que du sang germanique, aucune trace des Romains ; ce sont des Lombards, et ils ont tous cet esprit germanique » (p. 814). En 1929 Keyserling publia The Recovery of Truth où apparaît une observation mentionnée précédemment :« Jung pense que les présupposés de Freud s’appliquent souvent aux Juifs et beaucoup plus rarement au type Nordique. Il soutient que les caractéristiques de l’inconscient sont dépendantes de l’histoire des races, de leur âge et de leurs destinées ; selon lui, l’inconscient des Nordiques est en général barbare et primitif, et proportionnellement, non-érotique, alors que le Juif, avec son passé historique si ancien, est, à l’intérieur des mêmes strates, un Alexandrin différencié. » [19]

En avril 1927 l’École de Sagesse tint son plus important colloque. Le thème était « Homme et Terre » et attira un groupe de conférenciers qui incluait Jung, Wilhelm, Frobenius, le psychologue Hans Prinzhorn et le philosophe Max Scheler. Le goût pour le paysage avait été l’une des principales caractéristiques de la peinture romantique allemande. (En plus d’être l’un des précurseurs reconnus par Jung en psychologie, Carl Gustav Carus [1789-1869] fut aussi un talentueux peintre de paysages qui rédigea une importante série d’essais sur le sujet.) À la fin du dix-neuvième siècle, l’intérêt pour le paysage changea avec la croissance du nationalisme allemand et les efforts des écrivains pour définir la relation du peuple allemand à son pays. Cela devint le domaine d’écrivains volkisch [20] qui glorifiaient les vertus païennes de leurs ancêtres barbares aux dépens de l’héritage judéo-chrétien de la civilisation européenne. Une métaphore centrale propre à cette façon de penser était celle de « l’enracinement » le degré auquel un peuple serait psychiquement relié à son pays natal. Un autre champ d’intérêt pour la « terre » provenait de la masse d’informations rassemblées par les anthropologues dans les colonies nouvellement acquises par les puissances européennes. Toute définition de l’homme devait alors inclure ce qui avait été appris sur les croyances et les institutions sociales des « primitifs ».

Jung avait beaucoup lu cette littérature et était, de plus, profondément influencé par la littérature taoïste à laquelle il avait été initié par Richard Wilhelm. Cette rencontre n’avait pas seulement stimulé Jung intellectuellement, mais elle avait eu un profond effet personnel sur lui après qu’il eut commencé de consulter le Yi King au tout début des années 20. Dans les dernières années, cela conduirait aux nouvelles formulations théoriques majeures comme son concept de synchronicité. À l’époque de la conférence, Jung était tout entier à l’étude de la relation des idéogrammes « Yin » et « Yang » avec ses archétypes de l’anima et de l’ombre. « Yin » se rattache aux puissances obscures, féminines, de la terre, et quelque chose de sa sensibilité se retrouve dans le titre de la conférence de Jung « Der Erdbedingtheit der Pyche » (« Le conditionnement terrestre de la psyché »). Le texte original parut dans le numéro de 1927 de la revue Der Leuchter, puis plus tard sous le titre « Mind and Earth » dans Contributions to Analytical Psychology (1928). Il fut alors divisé en deux articles « The Structure of the Unconscious » (CW 8) and « Mind and Earth » (CW 10). [21]

La dyade terre/esprit était l’un des termes récurrents dans la relation de Jung avec Keyserling. Les réserves de Jung concernant les prétentions spirituelles du comte le conduisirent à accentuer son intérêt pour la dimension « archaïque » de la psyché telle qu’elle s’était manifesté à lui lors de ses expéditions en Afrique et en Amérique (le « primitif » du présent) et sa fascination pour le cours des événements en Allemagne (le « primitif » du passé réactivé). Tout ceci rattachait Jung à un groupe d’intellectuels préoccupés par le rôle des forces « telluriques » ou « chtoniennes » dans l’histoire humaine. Ce thème avait ses racines immédiates dans les écrits de Jacob Bachofen (1815-1887), un natif de Bâle comme Jung, dont les recherches sur l’histoire de la Rome archaïque le conduisirent à postuler l’existence d’une période de matriarcat avant la naissance de patriarcat dans l’histoire humaine. Cela enflamma l’intérêt d’individus aussi divers que Friedrich Engels et Ludwig Klages, le graphologue et renégat antisémite du cercle de Stefan George, le poète le plus important en Allemagne au tout début du vingtième siècle.

Les théories de Bachofen ont obtenu une plus large diffusion au milieu des années 20 avec la nouvelle édition de son ouvrage de 1859 sur les symboles funéraires, publié à l’initiative de Klages et C.A. Bernouilli, l’un de ses étudiants, autre natif de Bâle qui avait écrit un livre sur Nietzsche. [22] Jung était certainement un familier de l’œuvre de Bachofen, mais il ne s’appuie pas sur elle pour confirmer ses théories. Son influence sur la psychologie jungienne est plus évidente dans l’ouvrage de Tony Wolf The Structural Forms of the Feminine Psyche, qui discutait de l’influence formatrice de figures comme l’amazone et l’hétaïre, figures qu’on peut trouver chez Bachofen. [23]

La plus grande partie de l’article de Jung est un exposé de sa théorie de l’inconscient collectif et s’appuie sur son mélange habituel d’exemples culturels et cliniques (l’homme au phallus solaire fait une brève apparition). À l’endroit où l’article publié fut ultérieurement divisé, Jung décrivait les archétypes comme étant « véritablement la partie chtonienne de l’âme, si nous pouvons nous exprimer ainsi, cette partie par laquelle l’âme est attachée à la nature ou, tout au moins, celle où sa liaison avec la terre et le monde apparaît de la façon la plus saisissable. Dans ces images originaires, l’action animique [seelische] de la terre ainsi que ses lois se manifestent à nous de la façon la plus claire. » [24] Il continue alors en développant ses pensées sur la « religion de la nuit », la participation mystique et l’anima.

Jung conclut en reliant le thème du conditionnement terrestre de la psyché au vaste monde. Il fait le point sur ce qu’il a découvert à partir du travail analytique avec des Américains et de ses expériences personnelles aux État-Unis. Il résume ses idées hautement originales en disant que « l’Américain nous présente donc un tableau étrange : un Européen avec les manières d’un Nègre et une âme indienne. » [25] Parmi les manières qu’il identifie se trouve la façon proprement américaine de rire, de parler, de marcher. Le rôle de l’Indien est moins évident mais également significatif, et fonctionne comme un idéal héroïque qui est rendu manifeste par la passion américaine pour les sports de compétition. [26]

En essayant d’expliquer sa méthode de travail, Jung utilisait un mot, Menschenkenner, qui était compréhensible pour son auditoire allemand originel, mais n’a pas d’exact équivalent en anglais où il est traduit par « Student of human nature ». [27] Le mot donne lieu à de nombreuses associations, mais il est plus directement lié à une école bien établie dans la pensée allemande, enracinée dans les écrits scientifiques de Gœthe. Gœthe avait des réserves sur la méthode scientifique de plus en plus dominante, promue par les empiristes anglais. Il écrivit abondamment sur la botanique, développant une méthodologie qui mettait l’accent sur l’Anschauung de l’observateur, c’est à dire sur sa capacité de voir à l’intérieur du phénomène. Pour comprendre vraiment quelque chose, il sentait qu’une conscience participante — et non détachée — était nécessaire (ceci est au fondement de toute l’œuvre de Rudolf Steiner). Cette approche défendait l’intuition contre la rationalité, et obtint une grande popularité auprès de nombreux intellectuels allemands qui y virent l’unique contribution de l’Allemagne au monde de la science ; c’était un point de vue épousé par Keyserling et son cercle. Il était marqué par le dédain pour l’accent mis sur l’expérimentation dans la psychologie contemporaine.

L’exemple que Jung donne pour illustrer cette approche est son anecdote concernant un arrêt qu’il fit à Buffalo lors de son expédition de 1910 en Amérique, où il se tenait à l’extérieur d’une usine et regardait la sortie des ouvriers. Il rapporta après-coup à celui qui l’accompagnait combien il était surpris du fort pourcentage de sang indien dont cette population témoignait. Lorsque son compagnon l’eut contredit sur ce point, Jung conclut que ce qu’il avait vu, « la curieuse indianisation de la population américaine », devait avoir été due au contact de celle-ci avec la terre américaine. À l’appui de cette observation, Jung renvoyait à la recherche faite par l’anthropologue américain d’origine allemande Franz Boas et publiée par la Commission à l’Immigration des États-Unis en 1909. Cette étude notait des changements significatifs dans les formes corporelles des descendants des immigrants, y compris les crânes, qui étaient considérés comme les traits anatomiques les plus stables. Cette étude qui fit date dans ce domaine concluait sur l’hypothèse que les changements étaient dus à des facteurs environnementaux comme l’intermariage, la taille, la santé et l’alimentation familiales. Il n’y avait aucune mention d’« indianisation », dont Jung prétend qu’elle donne lieu à un « type Yankee » très similaire au « type Indien ». En fait, les ouvriers que Jung observa n’étaient nullement des « yankees », mais des immigrés slaves d’Europe de l’est ! Les traits « indiens » que Jung observa peuvent éventuellement être dus à l’influence mongole dans une partie de cette population.

Jung suit ici une ligne de raisonnement douteuse, utilisant des découvertes scientifiques pour appuyer des conclusions idiosyncrasiques en désaccord avec celles du chercheur. Il accorde beaucoup d’importance à son propre talent pour la Menschenkrenntnis. Dans la mesure où son approche se fonde sur des sentiments, elle devint trop fréquemment la rationalisation des stéréotypes culturels de l’époque. C’est ce que montre à l’évidence un exemple que Jung donnait au début de sa discussion, quand il dit « tout près de nous, ne pouvons-nous pas constater de notables différences entre les Juifs de divers pays d’Europe… » [28] Il continue en faisant la liste d’un certain nombre de différents types de Juifs, et fait ensuite une distinction au sein d’une variété de Juifs russes : Polonais, Russe du nord et Caucasien. Dans sa confiance en lui-même, Jung ne réalise pas que c’est plus problématique qu’il ne voudrait le penser, puisqu’il n’existait pas quelque chose comme un Juif « de type caucasien ». Les Cosaques russes orthodoxes étaient notoirement antisémites et responsables de nombreux pogromes en Ukraine. Même sa remarque initiale joue sur les préjugés de son auditoire par son association avec l’idée de jouer des coudes avec les Juifs. [29] Tout ceci devrait nous mettre sur nos gardes lorsqu’il est question de l’anthropologisation anecdotique de Jung.

Le nouveau réseau de Jung lui procura un très grand nombre d’opportunités de publier ses articles. Il est important de noter que Jung ne publia pas de livre original entre 1921 et 1944, ceux qui parurent étant soit des nouvelles éditions d’anciens livres, soit des anthologies d’articles qui avaient paru dans diverses revues. Grâce aux efforts du comte Keyserling, ce fut le Reichl Verlag de Darmstadt plutôt que Rascher, l’éditeur habituel de Jung, qui publia son ouvrage de 1928 Dialectique du moi et de l’inconscient, une version grandement enrichie d’un ouvrage qui parut originairement en 1916 sous le titre La structure de l’inconscient. L’addition la plus significative pour nous apparaît dans la discussion portant sur la psyché collective. « [Une attitude collective] signifie un refus brutal de voir les différences individuelles aussi bien que les différences d’ordre général qu’il y a même à l’intérieur de la psyché collective, comme par exemple les différences de race. » [30]

Jung développait cette déclaration dans une note où il identifiait les races suivantes : aryenne, sémitique, chamitique et mongolienne. C’est une indication très claire que Jung avait adopté les catégories raciales courantes dans le monde germanophone, qui ne cadraient pas avec celles généralement acceptées dans le monde anglo-américain. Il continuait en affirmant qu’avec le commencement de la différenciation raciale, des différences mentales essentielles se sont développées au sein des races. Il concluait que l’esprit d’une race étrangère ne pouvait sans préjudice sensible être transplanté dans « notre propre » mentalité. Cette ligne de raisonnement troublante le devient encore plus si l’on se penche sur la première phrase de la note qui est ici traduite correctement en anglais pour la première fois : « Thus it is a quite unpardonable mistake if we accept the conclusions of a Jewish psychology as generally valid ! » [31] Les versions anglaises dans la traduction originale de 1928 et dans les Collected Works altèrent le texte de deux façons décisives : d’abord, le point d’exclamation est remplacé par un point, et puis le « nous » disparaît. Cette manipulation émousse ce qui est voulu par Jung comme un appel au réveil, chargé d’émotion, lancé à ses lecteurs. En somme, il les prévenait qu’accepter les conclusions d’une psychologie juive fondée sur une mentalité « essentiellement » différente de la leur était non seulement erroné, mais préjudiciable. Comme nous l’avons vu, Jung expliquait depuis plus de dix ans, en public et en privé, sa conviction que la psychologie freudienne doit être comprise en termes raciaux. Malheureusement, il ne parvint pas, ni alors ni plus tard, à apprécier l’investissement émotionnel qui avait été le sien dans cette position et, il rejeta les allégations d’antisémitisme que lui faisaient ses critiques, comme une « accusation à bon marché ».

Ce fut à l’École de Sagesse que Jung fit la connaissance du Prince Karl Anton Rohan, un aristocrate autrichien qui avait fondé l’Union Intellectuelle Transnationale en 1922, qui proclamait que « la vraie culture exige non seulement la force créatrice de l’ingéniosité individuelle, mais aussi une classe sociale formée par la tradition à recevoir et à promouvoir le travail de l’esprit créateur, et aidant à le modeler. Par conséquent, nous souhaitons unir tous les supporters de la tradition qui veulent aider à corriger… les problèmes de pétrification et de destruction. » [32] Jung participa aux activités du Kulturbund que Rohan organisait dans diverses cités européennes, et ce fut par ce biais qu’il rencontra Jolande Jacobi, qui était à cette époque la secrétaire de l’antenne principale du Kulturbund à Vienne. (Plus tard, elle partit pour Zurich où elle devint analyste jungienne, écrivaine, et co-fondatrice du Jung Institute).

En 1925, Rohan lança une revue, Europäische Revue, qui devint l’un des titres les plus influents d’Allemagne. Il mêlait des articles sur la littérature, les événements courants et l’économie, rédigés par certains des plus grands intellectuels d’Europe, dont Jung, qui y publia neuf articles entre 1927 et 1934. Parmi ceux-ci, « La femme en Europe », « Le problème psychique de l’homme moderne », et « L’angoisse de l’âme contemporaine » dont le titre original était « Le dévoilement de l’âme ». Jung couvrait un très grand nombre de thèmes dans ces articles (par exemple, ses premières formulations sur la « psyché objective »), mais ce qu’ils ont en commun est leur tonalité rhétorique, que l’on peut caractériser de la façon la plus parlante en disant qu’elle évoque à parts égales Nietzsche et Lao-Tseu. Il flattait certainement son auditoire quand il écrivait que, contrairement aux pseudo-modernes, « on trouve souvent ceux qui sont effectivement modernes parmi ceux qui se caractérisent eux-mêmes comme . [33]

Ce contact conduisit à son tour au rattachement de Jung au Neue Schweizer Rundschau et à son éditeur Max Rychner. En 1929, « La femme en Europe » parut comme un pamphlet de la compagnie qui publiait le journal, qui édita aussi de courts essais de Max Sheler et d’Alfred Baumler qui allait devenir plus tard l’un des intellectuels nazis les plus déclarés. Engagé comme il l’était dans ce travail de publication et de conférencier, Jung nourrit plus tard l’idée de créer son propre journal avec l’aide de J. Jacobi. Il avança assez loin dans son projet pour choisir pour titre Weltanschaaung et pour faire la liste des contributeurs possibles, mais il y renonça à la lumière de la dépression économique de l’époque. [34] En 1936, le Neue Schwiezer Rundschau publia l’article de Jung « Wotan », son analyse majeure de la situation allemande contemporaine. Il interprétait les événements qui s’y déroulaient à travers le prisme de sa théorie archétypique, notant la très large activation de l’archétype de Wotan dans la culture et la société allemande. Je m’en tiendrai moi-même ici à une considération sur les références personnelles que Jung fit dans cet article. Nietzsche domine la discussion de Jung, ce qui n’est pas surprenant puisque Jung était au milieu de son séminaire sur le Zarathoustra. D’un intérêt plus spécifique pour nous sont les citations, faites en passant, de Stefan George, Ludwig Klages et Alfred Schuler. Ce qu’il faut comprendre, c’est la façon dont Jung était lié personnellement à ces hommes.

Bien que mentionnée nommément, la figure-clé entre toutes est Oscar Schmitz, qui a été associé au cercle de Stefan George avant la première guerre mondiale, et qui était une figure éminente de monde souabe, le quartier bohémien de Munich. Il aurait donné à Jung des informations de première main sur tous ces hommes et lui aurait fourni des avis judicieux sur la situation culturelle allemande. Il est très vraisemblable que ce fut Schmitz qui fit connaître à Jung le roman de Bruno Goetz L’empire sans espace (1919), dont Jung devait dire plus tard que c’était une anticipation prophétique des événements en Allemagne. L’intrigue en était l’impact qu’un groupe de garçons mystérieux avait sur la vie d’une petite ville de province. En particulier, Jung interprétait cet ouvrage allégorique comme une expression de l’archétype du puer æternus qui exerçait aussi son influence sur le Mouvement de la Jeunesse Allemande.

Avec les décès de Richard Wilhelm en 1930 et de Schmitz en 1931, une autre phase de la carrière de Jung prit fin. Wilhelm l’avait introduit à la sagesse chinoise, spécialement à la philosophie du taoïsme et au Yi King. Les efforts de Schmitz pour promouvoir la psychologie de Jung en Allemagne avaient été fructueux : Jung y faisait maintenant fréquemment des conférences et voyait paraître ses articles régulièrement dans l’Europäische Revue. Cette activité conduisit à la formation du premier groupe d’étude jungien en Allemagne, et à l’inauguration du premier séminaire de Jung en langue allemande en 1930, le sujet en étant les visions de Christina Morgan, qui avaient été analysées dans un séminaire concomitant en langue anglaise. Les fondations du mouvement jungien en Allemagne étaient posées.

Le disciple le plus important de Jung en Allemagne était un docteur munichois, Gustav Richard Heyer. Il avait été une figure secondaire du cercle de Stefan George, puis un héros de guerre décoré. Son mentor à l’université de Munich était Friedrich Muller, le professeur de médecine générale qui avait été, des années plus tôt, le professeur de jung à Bâle. Il avait invité Jung à le suivre à Munich et à ouvrir un cabinet de médecine générale, mais sans succès. L’intérêt de Heyer passa de la médecine à la psychothérapie, et il devint l’un des piliers de la Société Médicale Générale pour la Psychothérapie, fondée en 1926 pour promouvoir la nouvelle profession. L’un de ses co-fondateurs était Carl Haberlin, un médecin travaillant dans un sanatorium à Bad Nauheim où plusieurs colloques annuels du groupe se tinrent. Haberlin avait été parmi les premiers à participer à l’École de Sagesse de Keyserling, où il fit une conférence sur le yoga en 1923. Il fut aussi un grand défenseur de la philosophie de la vie de Ludwig Klages, écrivant de nombreux articles et livres à son sujet dans les années 20 et 30.

La plupart des gens se représentent Jung, après sa rupture avec Freud, comme un psychologue solitaire, le sage de Bollingen, entouré d’un petit groupe de partisans loyaux. Cette image demande à être considérablement révisée, dans la mesure où Jung fut très actif tout au long des années 20 pour promouvoir son œuvre, particulièrement en Allemagne. Ses liens avec Keyserling furent l’événement clé qui conduisit à sa rencontre avec un groupe convivial d’intellectuels qui se retrouvaient à l’École de Sagesse. Max Sheler, l’un des principaux philosophes de la décade et conférencier à la session de 1927 à l’École, fit le commentaire suivant dans sa conférence : « [Ludwig Klages] est responsable au premier chef d’avoir fourni ses fondations philosophiques à la conception pan-romantique de l’homme que nous trouvons maintenant chez de nombreux penseurs dans différentes disciplines scientifiques, par exemple Edgar Dacque, Leo Frobenius, C.C. Jung, H. Prinzhorn, Theodore Lessing, et dans une certaine mesure Oswald Spengler. » Bien qu’il ait tort de dire que Jung aurait tiré ses idées de Klages, Scheler situe correctement Jung dans son nouveau milieu post-freudien. En dépit de la diversité de leurs centres d’intérêts et de leurs points de vue, ces penseurs partageaient tous un intérêt commun pour les plus profondes dimensions de l’expérience humaine, l’explorant avec les variations de l’épistémologie intuitive, symbolique, dont Goethe fut le pionnier. Nous devrions nous souvenir que, en plus du rôle de l’équation personnelle dans l’édification d’une théorie, il y a une « équation sociale » tout aussi importante qui établit le contexte intellectuel dans lequel cettte théorie est définie. Cette équation sociale est dominée par le réseau d’intellectuels qui discute la théorie à travers des forums institutionnels comme des colloques et des revues.

Tout ceci conduisit Jung à un plus grand engagement dans le mouvement psychothérapeutique qui se développait en Allemagne. Il rejoignit la Société Médicale Générale pour la Psychothérapie en 1928 et devint immédiatement un intervenant régulier à son colloque annuel et un contributeur de sa revue, le Zentralblatt des Psychotherapie. Heyer devint bientôt ce qu’on ne peut décrire que comme le « prince héritier » de Jung, remplissant pour Jung la fonction que celui-ci avait tenue pour Freud. Par exemple, Jung avait choisi Heyer pour qu’il devienne l’éditeur de la revue qui ne vit pas le jour, et il en fit son délégué en Allemagne après qu’il fut devenu le président de la Société et l’éditeur de la revue en 1933. La même année Heyer rejoignit Jung comme membre fondateur due Colloque d’Eranos où les intervenants de la moribonde École de Sagesse trouvèrent un nouveau refuge.

Heyer présenta Jung à l’historien des religions de Tübingen Jacob Hauer, qui devint un proche de Heyer et de Jung grâce à sa connaissance du yoga, intervenant sur ce thème au colloque de la Société en 1931 et au Club de Psychologie de Zurich en 1932. Peu après l’accession de Hitler au pouvoir en janvier 1933, Hauer fonda le très volkisch Mouvement de la Foi Allemande. Le fait que Jung lui conserva son amitié après cela devait avoir des conséquences aussi graves que sa décision d’accepter la présidence de la Société cette même fatale année.


[1C.G. Jung, Collected Works 10, §1034 [traduction Alix Gaillard-Dermigny in Cahiers Jungiens de Psychanalyse, n° 82, printemps 1995, pp. 18-19].

[2Les séminaires anglais de 1923 et 1925 se trouvent dans la collection de la Kristine Mann Library, New York.

[3William McDougall, Is America Safe for Democracy ? (New York : Scribners and Sons, 1921), pp. 125-127.

[4Hermann Keyserling, Europe (New York : Harcourt, Brace, 1928), p. 333.

[5« Nous avons encore en nous un vrai barbare, avec lequel il ne faut pas plaisanter…  » Cf la traduction française de ce texte par Alix Gaillard-Dermigny, De l’inconscient, in Cahiers Jungiens de Psychanalyse n° 84 automne 1995, pp. 43-64 (ndt)

[6George Mosse, The Crisis of German Ideology (New York : Grosset and Dunlop, 1964), chapitre 7 ; Léon Poliakov, Le mythe aryen, chapitres 10 et 11.

[7« host people » litt. « peuple hôte ». « Peuples d’accueil » est la traduction choisie par Alix Gaillard-Dermigny, trad. cit., op. cit., p. 51 (ndt)

[8trad. cit., op. cit., p. 52 (ndt)

[9en allemand : spezifisch (ndt)

[10Thomas Gosset, Race (New York : Oxford University Press, 1997), p. 377.

[11C.G. Jung parle, p. 34.

[12C.G. Jung, Analytical Psychology (Princeton : Princeton University Press, 1989), édité et introduit par William McGuire, pp. xxii-xxiii.

[13Hermann Hesse, The Journey to the East (New York : Noonday Press, 1969), p. 6.

[14Sic. "Völkisch" est le terme par lequel les nazis allaient désigner ceux qui étaient supposés faire véritblement partie du peuple (Volk) ou de la nation allemande (ndt).

[15Richard Noll, The Jung Cult (Princeton : Princeton University Press, 1994), p. 93. Pour en savoir plus sur Keyserling, cf Walter Struve, Elites Against Democracy (Princeton : Princeton University Press, 1973), pp. 299-304 ; pour une critique de la thèse de Noll, cf Sonu Shamdasani, Cult Fictions (London and New York : Routledge, 1998).

[16Sur ces divers mouvements, cf James Webb, The Occult Establishment (Glasgow : Richard Owen Publishing, 1981).

[17Cf Geoffrey Field, Evangelist of Race (New York : Columbia University Press, 1981).

[18Léon Poliakov, The Aryan Myth, pp. 275, 285.

[19Hermann Keyserling, The Recovery of truth (New York, Harper and Brothers, 1929), p. 399.

[20Sic [ndt]

[21Sherry cite les traductions anglaises. Ces deux articles, « Die Struktur der Seele » et « Seele und Erde », ont paru à Zurich en 1931 dans Seelenprobleme der Gegenwart dont ils constituent les deux premiers chapitres ; cf la traduction française de cet ouvrage : Problèmes de l’âme moderne (trad Yves Le Lay, Buchet/Chastel) dont les deux premiers chapitres correspondent aux deux articles cités : « La structure de l’âme » et « Âme et terre » [ndt]

[22Cf Myth, Religion and Mother Right — Selected Writings of J.J. Bachofen (Princeton : Princeton University Press, 1973), introduction par Joseph Campbell.

[23Tony Wolf, Structural Forms of the Feminine Psyche (imprimé à titre privé pour l’Association des Étudians du C.G. Jung Institute, Zurich, juillet 1956).

[24C.G. Jung « Âme et terre » in Problèmes de l’âme moderne, pp. 41-42 ; trad. mod. ; Gesammelte Werke 10 §53.
[J’ai cru bon de suivre l’exemple des traducteurs des Œuvres Complètes de Freud aux Presses Universitaires de France, qui ont décidé de traduire seelich par animique et non, comme c’est habituellement le cas, par psychique, pour maintenir le lien avec le substantif Seele, l’âme.]

[25Ibid., p. 66 trad. mod.

[26Pour une perspective contemporaine sur cette dimension de la pensée de Jung, cf Michael Vannoy Adams, The Multicultural Imagination (London and New York : Routledge, 1996).

[27Menschenkenner : litt. connaisseur de l’homme ou des hommes. Yves Le Lay traduit : « … quand on a une bonne connaissance des hommes » (Problèmes de l’âme moderne, p. 61 ; GW 10 §93.

[28C.G. « Âme et terre » in Problèmes de l’âme moderne, p. 61.

[29Sherry se fonde ici sur la traduction anglaise de la citation précédente : « At our elbows… » (litt. « à nos coudes »). Mais le texte allemand dit seulement : « In nächster Nähe », qu’Yves Le Lay a justement traduit par « tout près de nous » (très littéralement « à nos plus proches côtés », « à notre plus grande proximité »).

[30Dialectique du moi et de l’inconscient, trad. Roland Cahen, Gallimard folio, p. 73 (trad. mod.). GW 7 §240.

[31« Ainsi ce serait une erreur tout à fait impardonnable si nous tenions les résultats d’une psychologie juive pour universellement valables ! » (trad. cit, mod.).

[32Prince Karl Anton Rohan, « Manifesto of the Transnational Intellectual Union » in Der Geistige Problem Europas von Heute (Verlag der Wila, 1922).

[33Problèmes de l’âme moderne, p. 168 (trad. mod.) ; GW 10 §154.

[34Lettre à Jolande Jacobi du 23 décembre 1932, in Correspondance 1906-1940, trad. Josette Rigal et Françoise Périgaut, Albin Michel, pp. 159-160.