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Freud ne rencontre pas Anna O. - 1880, Vienne

vendredi 23 juin 2023, par François Mémier

Ramonage sous morphine

Voilà un mythe qui a la vie dure ! Pour la plupart des psys, aux temps préhistoriques de la psychanalyse, une certaine Anna O. est guérie par le Dr Josef Breuer (1842-1925), ce qui inspirera la cure psychanalytique à Sigmund Freud (1856-1939). Pour les plus mal informés, c’est Freud en personne qui guérit Anna O. Alors qu’il ne l’a jamais rencontrée… Depuis notamment les travaux de l’historien Mikkel Borch-Jacobsen publiés en 1998, il est pourtant prouvé par A plus B que la fameuse talking cure d’Anna par Breuer fut en fait un échec thérapeutique patent.
La riche Bertha Pappenheim (1859-1936), future Anna O., a 21 ans. Le déclin de son père semble susciter chez elle des symptôme aussi invalidants qu’inexplicables, depuis des troubles sensoriels et hallucinatoires jusqu’à de brusques paralysies, en passant par de l’anorexie et des problèmes respiratoires. Face à Breuer, elle se place toute seule en état d’hypnose pour tenir des propos volubiles et parfois incohérents, égrener des souvenirs et fantasmes, inventer des histoires. Et en anglais, s’il vous plaît. Sur le moment, elle se sent soulagée. Et évoque ce qu’elle appelle une talking cure, ou cure par la parole. Tout cela… sous morphine.

Bertha ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd…

Mettant son ménage en péril, le consciencieux Breuer passe un millier d’heures pendant deux ans à l’écouter déblatérer durant ce qu’ils appellent le « ramonage de cheminée ». Puis déclare forfait. Bertha Pappenheim, morphinomane, erre de clinique en clinique pendant la décennie avant de remonter partiellement la pente et de devenir une militante féministe.
En 1883, Breuer raconte ce cas à son ami le jeune neurologue Sigmund Freud. Un cas certes intéressant, à l’heure où, dans le sillage de Charcot, hypnose et hystérie sont sur toutes les lèvres. Pour l’instant, Freud utilise la panoplie thérapeutique de son temps, mais s’intéresse aux nouveautés (bientôt il se risquera même à la cure par la cocaïne, avant de renoncer devant l’ampleur des dégâts). Il est loin de se douter qu’une de ses patientes, Anna von Lieben, lui sera un jour adressée par Charcot en personne et que lui aussi l’écoutera ratiociner pendant des heures, quotidiennement, pendant des années, en état d’hypnose (légère), sous morphine… et pour rien.

La neurotica en coup de vent

Il faut attendre 1895 et les Études sur l’hystérie co-signées par Freud et Breuer pour que la talking cure de Bertha Pappenheim, alias Anna O., soit portée au grand jour. Anna O. sera toujours présentée comme un grand succès thérapeutique, et le cas princeps de la psychanalyse. Pourquoi ce cas-ci ? Difficile à dire. Peut-être tout simplement à cause de son antériorité : Breuer a eu affaire à Bertha Pappenheim avant les grandes querelles liées à l’hypnose et à la suggestion des années 1880 entre Charcot et Bernheim, et ce succès précoce renverrait toutes les autres méthodes dos à dos. Et à l’heure de la publication des Études l’intéressée va vraiment mieux (même si Breuer n’y est pour rien), ce qui n’est pas le cas de l’écrasante majorité des autres patients de Freud, qui enjolivera pour le moins ses succès thérapeutiques.
Pour l’heure, Freud tâtonne encore. Il explore sa « neurotica », ou théorie de la séduction, du Charcot en plus radical, selon laquelle les névroses s’expliquent toutes par des abus sexuels refoulés. Sitôt formulée, sitôt abandonnée, en septembre 1897 : la névrose peut s’expliquer aussi par des fantasmes, pas des faits avérés. Tout en menant à bien ce qu’il qualifiera d’« auto-analyse », Freud élabore la psychanalyse, à la fois théorie, thérapie et méthode d’exploration de l’inconscient.

Jean-François Marmion, Histoire de la psychologie, Sciences Humaines Éditions, 2022