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Ensuite

lundi 12 juin 2023, par passereve

Jung était vif de caractère, mais il n’était pas dans sa nature de rester longtemps en colère contre quiconque. Il lança des reproches aux disciples de Freud après s’être séparé de la psychanalyse, prétendant qu’ils avaient saboté sa pratique depuis des années ; il répandit des histoires à propos de la névrose de Freud.
Mais alors qu’Ernest Jones travaillait à sa biographie de Freud et écrivit à Jung pour recueillir des informations sur son point de vue dans la controverse, celui-ci répondit que puisque tant d’années s’étaient écoulées, et que Freud était mort depuis longtemps, il déclinait l’offre de poursuivre la joute. (Il semble que Jung ait oublié cet appel au secours, puisque quand il vit la biographie de Jones, il blâma ce dernier de ne pas avoir correctement contrôlé auprès de lui ses renseignements.)

Freud était une personne qui se maîtrisait mieux que Jung, mais une fois sa colère en éveil, elle pouvait durer. Dans le texte polémique qu’il écrivit contre Adler et Jung en 1914, il nota : « Je suis capable de me mettre en colère et d’injurier comme n’importe qui. »
La rancœur de Freud à l’égard de Jung ne disparut jamais, et tout en maintenant de nombreuses références à ses travaux écrits, il lui arriva aussi de supprimer une citation ancienne. On peut appliquer à cette haine pour Jung et Adler une suggestion de Wittels à propos de l’antagonisme de Freud à l’égard de Stekel : Freud « voulait se débarrasser d’une partie de son propre moi, et il y parvint lorsqu’il se mît à haïr Stekel. La projection explique la haine chargée d’affectivité avec laquelle Freud (...) considérait son ex-disciple, depuis des années maintenant. »

Chaque fois que Freud racontait l’histoire de la psychanalyse, il se sentait obligé de faire allusion à ce qu’il considérait comme le mouvement sécessionniste principal qui l’avait abandonné. Freud soutenait que chacun des dissidents (il en parlait parfois avec ironie comme des « indépendants ») de la psychanalyse « ou avait suivi sa propre voie, ou s’était lancé dans une opposition qui semblait menacer la continuité du développement de la psychanalyse ». Chacun de ces groupes était organisé autour de son chef de point de vue, de ses théories respectives ; mais, selon Freud, les idées des détracteurs étaient entachées d’unilatéralité :

 D’un ensemble d’une très grande complexité, on détache une partie des facteurs efficaces, on la proclame être la seule vérité et on répudie alors en sa faveur l’autre partie et tout l’ensemble. Regarde-t-on les choses de plus près afin de voir à quel groupe de facteurs est accordée la préférence, on s’aperçoit qu’il s’agit de celui qui contient du déjà connu par ailleurs ou bien de ce qui s’y rattacherait le plus aisément.

 Ainsi pour Jung, c’est l’actuel et la régression ; pour Adler, les mobiles égoïstes. On laisse de côté, on rejette comme erreur justement ce qui dans la psychanalyse est neuf et lui appartient en propre. C’est ainsi qu’on s’y prend pour repousser au mieux les offensives révolutionnaires de l’inopportune psychanalyse.

Freud était en droit d’éprouver ces sentiments d’amertume envers Jung dans la mesure où, comme le reste de ses élèves, celui-ci avait tiré bien plus de profit de son contact avec la psychanalyse que Freud n’en avait gagné en retour. Au vu de tous, il fit contre mauvaise fortune bon cœur, et prétendit en 1914 : « Je ne m’attendais pas à de la reconnaissance et je ne suis guère rancunier… » Ce ne peut être entièrement par hasard, toutefois, qu’en 1913 il fit allusion, dans un essai, à la « tragédie de l’ingratitude ».

En 1936, l’Université de Harvard célébra son tricentenaire ; un de ses diplômés, Franklin Roosevelt, était président des Etats-Unis, et l’on prit des dispositions pour la cérémonie. Un comité décida à l’unanimité d’offrir un diplôme honorifique à Freud. L’idée n’effleura pas l’esprit des membres qu’il pût refuser. Quelques jours plus tard, Erik Erikson les informa que les chances de voir Freud accepter étaient nulles.
En remplacement de Freud, ce fut alors Jung qui reçut le diplôme d’honneur.
Jung était l’hôte d’un neurologue distingué de Harvard, Stanley Cobb.
Cobb était affligé d’un fort bégaiement, et lorsque, tout hésitant, il présenta Jung dans le vaste amphithéâtre de l’hôpital général du Massachusetts, l’auditoire était suspendu à chacune de ses paroles. A la fin de ses réflexions, cependant, Cobb commit l’un des lapsus classiques de l’histoire de la psychanalyse car il présenta Jung comme étant « Le Dr Freud »