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La science psychiatrique

lundi 12 juin 2023, par passereve

Du point de vue de Freud, Carl Gustav Jung est à l’origine de la plus douloureuse des « scissions » dans la psychanalyse ; car, de tous les élèves que Freud eut dans sa vie, ce fut lui qui, intellectuellement, joua le rôle le plus substantiel. Freud le déclara « hérétique » peu de temps après ses déboires avec Adler et Stekel ; il y avait cependant une relation entre ces trois controverses. Ces hommes avaient établi la tradition révolutionnaire au sein de la psychanalyse.

Par la suite, tous les psychanalystes allaient à la fois être tentés et terrifiés par la perspective d’une rébellion ouverte ; dans les années 1920, comme ce fut le cas pour Otto Rank, on allait même voir certains élèves en pousser d’autres dans la carrière de « déviant ». Ceci à côté d’un large spectre de stratégies détournées qui permirent à d’autres analystes d’être eux-mêmes tout en restant freudiens.

De toutes les accusations possibles, celle de « jungien » est probablement toujours la plus difficile à supporter parmi les descendants intellectuels de Freud. Chaque sous-culture a ses bêtes noires et, si Jung est un personnage si particulièrement odieux, c’est en partie parce que Freud avait placé de si grands espoirs en lui.

Les contacts qu’il eut plus tard avec les nazis ne firent que sceller l’opinion désobligeante des élèves de Freud à propos d’un homme qu’ils avaient appris à détester. Jung est toujours au ban aujourd’hui ; sous l’égide de Freud, on le tient pour un « mystique » aussi peu scientifique qu’Adler, le socialiste.
Les difficultés que rencontrèrent les responsables du Fonds Jung lorsqu’ils demandèrent l’accès aux lettres que celui-ci avait échangées avec Freud permettent de se faire une idée de l’immense amertume des freudiens à son égard. Quand, bien après la mort de Freud mais toujours du vivant de Jung, ce Fonds offrit aux Archives Freud un échange mutuel de leurs pièces respectives de la correspondance prolifique des deux hommes, Minna Freud ne put retrouver les lettres de Jung à son père.
Le Fonds Jung lui envoya alors des copies des lettres de Freud, mais sans contrepartie. Pourtant, lorsque Jones eut besoin des lettres de Jung pour sa biographie, elles réapparurent, et même aux Archives Freud, on trouva le procédé assez maladroit.

Il faut avoir en tête, afin de comprendre pourquoi la carrière de Jung finit par occuper cette place de pivot dans la vie et l’œuvre de Freud, le sentiment d’aliénation absolue de celui-ci par rapport à la science médicale de son époque. Avec sa formation de neurologue, Freud considérait que la psychiatrie de son temps ne s’intéressait pas à l’étude des processus psychologiques, se contentant... sans en dire davantage, de donner des noms aux diverses obsessions.
Comme se le rappela plus tard un élève de Freud qui était aussi psychiatre, avant Freud, les observations que l’on faisait sur les patients étaient stéréotypées : «  le patient ne parle pas », «  le patient dit des bêtises », «  le patient est sale », etc.

La chaire de psychiatrie la plus prestigieuse de l’Empire austro-hongrois à l’Université de Vienne, était occupée par un ancien camarade de classe de Freud, Julius Wagner von Jauregg. Avec un humour mordant et un rire morbide, Wagner avait tendance à tourner en dérision le travail de Freud. Tout en l’admirant personnellement, peut-être — ils échangèrent quelques lettres amicales — sa haute fonction dans la psychiatrie forçait Wagner à prendre position vis-à-vis de la psychanalyse.
Ce qui apparaissait à Freud comme de grandes découvertes était pour lui autant de sottises. Non que son orientation fût trop peu scientifique ; il fut par la suite le seul psychiatre lauréat du prix Nobel, pour son traitement de la fièvre en cas de parésie générale. Il ne se désintéressait pas non plus de la thérapie ; avec ses manières brusques, parfois rudes, c’était un homme bon, et il est évident qu’il se préoccupait beaucoup des patients.
Wagner était plus moqueur qu’agressivement hostile aux idées de Freud. Mais il jouait le jeu, et permettait à ses assistants d’agir comme bon leur semblait. Malgré tout, pour la plupart, ils ne partageaient pas son respect personnel pour Freud, et étaient plutôt hostiles au travail psychanalytique. Freud savait que la clinique de l’Université de Vienne se trouvait entre des mains ennemies et qu’il y avait peu de chance pour que ceux qui étudiaient sous la direction de Wagner aient une attitude amicale envers ses innovations.

Freud eut donc toutes les raisons de se réjouir quand, au printemps 1906, Jung lui écrivit une lettre élogieuse de l’un des centres de formation psychiatrique les plus prestigieux d’Europe, le Burghölzli à Zurich, en Suisse. (Lorsque Jung avait décidé de se spécialiser dans cette branche, des amis bien-pensants avaient craint qu’il ne mette en danger sa carrière : n’était-ce pas également un signe de la piètre estime en laquelle on tenait, à l’époque, la psychiatrie elle-même ?) Jung était membre du personnel de la clinique depuis la fin de l’an 1900 et, peu de temps après son arrivée, on lui avait demandé de faire un compte rendu de l’Interprétation des rêves.
En 1906, Jung avait acquis un statut respectable dans la communauté scientifique. Outre sa thèse de doctorat sur la psychologie des expériences occultes, il s’était employé à perfectionner la technique des associations verbales. L’expérimentateur prononçait un mot, puis chronométrait le temps de réaction verbale au stimulus ; le but de Jung était de détecter les conflits affectifs refoulés, ou encore ce qu’il finit par appeler « complexes », par le biais des réponses et des chaînes d’associations inappropriées.
Plus il s’appuyait sur la psychanalyse pour interpréter les associations des patients, moins il avait de peine à trouver un sens aux symptômes psychotiques qui, jusque-là, ne frappaient que par leur bizarrerie. En novembre 1906, Jung publia une réponse à une critique de la théorie de l’hystérie de Freud, et en février 1907, rendit visite à Freud à Vienne. On rapporte qu’à leur première entrevue ils parlèrent pendant treize heures consécutives.

Étant donné le statut de paria de Freud à l’Université de Vienne, sans parler de l’indifférence générale que rencontraient ses travaux, on comprendra aisément comment il succomba à une tendance parfois manifeste chez lui de surestimer l’importance d’une reconnaissance officielle.
À l’époque, Jung était le premier assistant d’Eugen Bleuler, le directeur du Burghölzli et l’un des experts mondiaux en matière de schizophrénie ; son concept d’ambivalence est peut-être ce qui fait l’essentiel de sa notoriété aujourd’hui. Bleuler s’intéressait à la psychologie, et il avait réussi à créer un centre cosmopolite de formation pour les psychiatres.
De futurs analystes tels qu’Ernest Jones, Sandor Ferenczi, Karl Abraham et Abraham Brill y firent quelques recherches, et même après la rupture finale avec Jung, Freud fut assez généreux pour reconnaître, en 1914, que la plupart de ses actuels disciples et collaborateurs étaient venus à lui par Zurich, même ceux qui, géographiquement étaient plus proches de Vienne que de la Suisse.

Bleuler et Jung représentaient ce que la psychiatrie académique avait à offrir de meilleur à l’époque. Pour Freud, la période allant de 1906 à 1909 constitua une rupture avec le passé, il dépassa l’étroite sphère de Vienne pour la psychiatrie européenne dans son ensemble. D’un an l’aîné de Freud, Bleuler se méfiait du caractère sectaire de la psychanalyse.
Plus tard, Freud reconnut à Bleuler et à Jung le mérite d’avoir « jeté les premiers ponts entre la psychologie expérimentale et la psychanalyse » en se servant du chronomètre comme instrument d’étude des associations.

Bleuler accompagna Jung au 1er Congrès de Psychanalyse à Salzbourg en 1908, à la suite de quoi Freud écrivit : « Bleuler m’a fait une impression inquiétante à Salzbourg ; les choses ne doivent pas très bien se passer pour lui. » Quand Jung démissionna de son poste à la clinique de Bleuler afin de se vouer totalement à la psychanalyse, Freud « s’en retourna tout heureux », nous dit Jones. En 1907, Jung avait publié un livre sur la psychologie de la démence précoce, ouvrage où il tentait de montrer comment aborder cette forme de folie selon la théorie de la névrose de Freud. Jung « s’est constamment efforcé de pénétrer la signification la plus profonde des hallucinations et d’interpréter le matériel si caractéristiquement riche en symboles que présente la schizophrénie ; il est ainsi devenu l’un des champions de l’approche psychothérapique du traitement de la schizophrénie ».
Comme Bleuler et Jung avaient tous deux travaillé sur les motivations dynamiques menant aux comportements psychotiques, ils essayèrent tout naturellement de mettre ce savoir en pratique.

Vu sa piètre opinion des prétendues médiocrités de son groupe de Vienne, Freud voulait transférer le centre de la psychanalyse à Zurich. Cette attitude reflétait entre autres sa haine omniprésente pour Vienne. Si difficile qu’il soit de juger les réflexions souvent haineuses de Freud à propos de Vienne, peut-être n’était-ce de sa part que pose romantique, par exemple, puisque c’est quand même là qu’adulte, il choisit de vivre — il écrivit un jour dans une notice autobiographique anonyme, aux environs de 1890 : « Je ne me suis jamais senti réellement à l’aise dans cette ville. »
Il n’en reste pas moins que lorsque Sandor Ferenczi, l’élève hongrois préféré de Freud, eût prononcé en 1910, au Congrès de Nuremberg, « de très désobligeantes paroles à l’égard des analystes viennois et suggéré que le siège du futur organisme ne pourrait être que Zurich avec Jung comme président », la scène était dressée pour les quelques années de trouble qu’allait connaître le groupe viennois de Freud.

Si Freud avait une préférence pour les Suisses, ce n’était pas uniquement parce qu’il voulait, dans un pur souci d’organisation, s’assurer de la coopération d’hommes dotés des meilleurs cerveaux pour faire progresser la psychanalyse ; c’était aussi parce qu’il voulait personnellement élargir son identité et appartenir à une communauté scientifique plus étendue que celle dont il avait disposé jusqu’alors.
Freud avait particulièrement besoin de Jung qui n’était pas juif. En effet, le groupe psychanalytique de Vienne se composait presque entièrement de Juifs, et Freud voulait faire de la psychanalyse autre chose qu’une secte juive. Après l’avoir, ainsi qu’il l’exprima lui-même, « formellement adopté comme fils aîné (...) sacré successeur et prince héritier — in partibus infidelium » [1], Freud dut protéger le Suisse de la jalousie de ses autres disciples.
Comme il l’écrivit un jour à Abraham : « Soyez tolérant et n’oubliez pas qu’à vrai dire il vous est plus facile qu’à Jung de suivre mes pensées, car premièrement, vous êtes entièrement indépendant, et ensuite, par notre même appartenance raciale, vous êtes plus proche de ma constitution intellectuelle, tandis que lui, comme chrétien et comme fils de pasteur, trouve son chemin vers moi seulement en luttant contre de grandes résistances intérieures. Son ralliement a donc d’autant plus de valeur.
Je dirais presque que c’est seulement à partir de son arrivée que la psychanalyse a été soustraite au danger de devenir une affaire de la nation juive. »

Freud sentait en Abraham une « méfiance plutôt excessive » à l’égard de Jung, « la trace d’un complexe de persécution ». Dans la mesure où il visait à réaliser son ancien rêve, et à fonder un grand mouvement intellectuel, il ne pouvait pas espérer réussir avant d’avoir des disciples non juifs ; et en tant que Juif qui s’employait à renverser et à vaincre les normes morales chrétiennes, Freud devait forcer les portes des cercles juifs de Vienne.

Après la rupture avec Freud, les élèves de Jung entreprirent de nier (comme l’avaient fait les partisans d’Adler) que leur chef eût jamais été un disciple de Freud. Freud, néanmoins, tenait un langage qui ne pouvait laisser à ses disciples aucun doute sur sa propre manière d’envisager la chose. Son visage rayonnait lorsqu’il parlait de Jung « c’est mon fils chéri, celui qui me procure le plus de joie. » Depuis longtemps, il s’identifiait à Moïse, le chef d’un peuple qui allait le récompenser par la désobéissance et la colère. « Jung serait le Josué destiné à explorer la terre promise de la psychiatrie que Freud, tel Moïse, avait été seul autorisé à apercevoir de loin. » Freud appelait Jung son «  héritier  » et son «  fils  » : « Lorsque l’empire que j’ai crée sera orphelin, nul, sinon Jung, ne doit en hériter. »

Le thème de la succession avait une importance cruciale pour un homme patriarcal comme Freud et, après la perte de Jung, Freud dit : « Pour vivre comme pour mourir, un père juif a l’impérieux besoin de savoir l’avenir de son enfant assuré. Je comptais sur Jung pour cela. »

Freud avait dix-neuf ans de plus que Jung, et était le chef indiscuté d’un mouvement en pleine expansion ; Jung n’essaya pas d’être l’organisateur qu’était Freud ; qu’elles fussent ou non siennes, il n’avait pas d’amour réel pour les organisations. C’est onze ans plus tard que l’on vit s’établir quelque chose évoquant un mouvement jungien ; et même alors, Jung ne le prit pas fort au sérieux.
Il est donc peu vraisemblable qu’il ait jamais aspiré à prendre, pour son propre compte, la tête du mouvement freudien. A plusieurs reprises, Jung se sentit fléchir sous le poids des tâches d’organisation que Freud réclamait de lui et, celui-ci lui reprocha parfois de ne pas prendre assez au sérieux ses fonctions de président. Jung finit par aboutir à la conclusion que son œuvre personnelle devait prendre le pas sur ses travaux pour l’Association Internationale de Psychanalyse.

Si peu critique que pût être Freud à l’égard de ses nouveaux partisans, il était sûr d’avoir trouvé en Jung un jeune homme d’extraordinaire talent. L’un de ses fils décrivit le caractère exceptionnel des diners auxquels participait Jung dans la famille de Freud : « Jung ne faisait jamais la moindre tentative pour échanger quelques paroles polies avec ma mère ou nous, les enfants, mais poursuivait avec Freud la discussion interrompue par l’annonce du diner. En ces occasions, c’était Jung qui tenait le crachoir et mon père qui, visiblement comblé, incapable de réprimer son bonheur, se contentait d’écouter. La conversation restait un mystère pour nous, mais je me souviens d’avoir, tout comme mon père, trouvé très fascinante sa manière d’exposer à grands traits les cas dont il parlait. Ses caractéristiques les plus remarquables étaient la vitalité, la vivacité, et son aptitude à captiver son auditoire. Jung avait de la présence et beaucoup d’autorité. Il était grand et large d’épaules... »

Freud ne mesurait qu’environ 1,72 m, alors que Jung mesurait plus de 1,85 m ; il était sensible à cela, tout au moins lorsqu’il s’agissait de cet élève. Quand, en 1909, Freud voyagea aux États-Unis avec Jung, on prit d’eux une photographie qui les montre assis côte à côte : Jung a l’air plus grand que Freud. Par contre sur une photo de groupe prise au Congrès de Weimar en 1911, c’est Freud qui semble le plus grand ; effet obtenu non seulement parce qu’il avait grimpé sur un support mais, la chose est visible, parce que Jung s’accroupit loyalement afin de permettre à Freud de ressortir comme chef du mouvement.

Au moment de leur première rencontre, Freud, qui venait d’avoir cinquante ans, possédait non seulement un ensemble de théories établies mais avait confiance en lui-même ; Jung avait une trentaine d’années et était toujours en pleine recherche. En 1909, Jung admit, dans une lettre adressée à Freud, que la grande sûreté, la grande sérénité qui le caractérisaient tant n’étaient pas encore son fort... Freud se montrait admiratif sur leur différences : « En effet, j’ai toujours senti que quelque chose de ma personne, dans mes paroles, dans mes idées, heurtait les gens, tandis que tous les cœurs vous sont ouverts. Si vous, personne normale, vous vous considérez comme relevant du type “hystérique”, je dois alors, moi me classer dans le type “obsessionnel” dont chacun des membres vit dans un monde fermé aux autres. »

Comme il avait eu besoin du public constitué par Fliess autrefois, Freud se reposait à présent, avec plus de retenue, sur Jung : « Cette certitude me commanda de patienter jusqu’à ce qu’une voix du dehors me répondît. Cette voix ce fut la vôtre ! » (Par la suite, Freud allait tenir presque le même langage à plus d’un élève, leur expliquant combien il avait besoin d’entendre leurs voix « de l’inconnu »).
Un trait clé de leurs personnalités — un esprit d’insurrection commun — les réunit quelque temps, avant de rendre finalement la poursuite de leur coopération impossible. Jung faisait grand cas de ses affinités naturelles avec l’hérésie, et le défi lancé par Freud à la sagesse psychologique en vogue à l’époque, était à l’origine de son attrait pour la psychanalyse. « Je suis moi-même un hérétique », écrivit Freud plus d’une fois. Avant leur première entrevue, Freud écrivait à Jung : « En psychiatrie, après tout, les noms illustres signifient peu de chose ; l’avenir nous appartient à nous et à nos idées et partout les jeunes prennent notre parti. » Lors de leur voyage en Amérique en 1909, une remarque de Freud surprit Jung tandis qu’ils entraient dans le port de New-York. Alors qu’il était lui, impressionné par la vue qui s’ouvrait à l’horizon, Freud fit observer : « Quelle ne sera pas leur surprise d’entendre ce que nous avons à leur dire... » « Quel ambitieux vous faites ! » s’exclama Jung. « Moi ? » s’écria Freud, « je suis le plus humble des hommes et le seul à ne pas avoir d’ambition. » Comme le rappela Jung, il avait alors fait remarquer à Freud : « C’est déjà beaucoup, être le seul ! »

Freud reconnut que la différence de tempéraments, qui finit par rendre leur séparation apparemment inévitable, s’expliquait de façon légitime par des méthodes de travail complètement opposées. En ce qui concerne l’étude de la formation du caractère, par exemple, Freud estimait que Jung pouvait être meilleur que lui dans la mesure où il étudiait les hommes en profondeur en partant des couches superficielles alors qu’il procédait lui, en sens contraire.

En décembre 1910 encore, Freud nota après avoir rencontré Jung : « Il a été magnifique, ce qui a eu sur moi un effet salutaire. Je lui ai dit tout ce que j’avais sur le cœur : l’histoire d’Adler, mes propres difficultés, mes soucis à propos de ce qu’il convient de faire touchant la question de la télépathie. » Freud fit allusion à ses doutes quant à l’intérêt de Jung pour la mythologie : « Je lui ai cependant enjoint de revenir en temps voulu aux névroses. Nous avons là une mère patrie et il faut y fortifier notre empire contre tout et contre tous. »

Il était typique de Freud de ne pas nouer volontiers de relations d’amitié intimes ; mais lorsqu’il s’autorisait à dépendre de quelqu’un, c’était souvent la correspondance qui donnait un souffle à cette intimité. (Pendant des années, Freud tint une liste des lettres envoyées et reçues.) Si pour Jung, cette correspondance avec Freud était moins cruciale, elle signifiait pour ce dernier que, tant que les lettres allaient et venaient, il contrôlait par ce biais leur relation. Aucun de ces éléments ne devait porter ombrage à l’enthousiasme de Freud pour son jeune ami. Jung ayant attiré son attention sur un roman contemporain d’asses piètre valeur littéraire mais intéressant pour une personne baignant dans la psychologie freudienne, Freud lui consacra un essai « spécialement pour faire plaisir à Jung ».

Contrairement à Freud, qui avait grandi dans le remue-ménage d’une ville, Jung avait été en classe avec des fils de paysans et était, des deux, le plus terre à terre ; quand l’un des élèves de Freud fit remarquer que les « plaisanteries de Jung étaient plutôt crues », il répondit : « C’est une saine trivialité ! »
La vie privée de Jung était, dans ses aspects essentiels, fort différente de celle de Freud. Contrairement à la femme de Freud, Martha, Emma Jung approuva et comprit le travail de son mari ; elle eut elle-même une pratique de thérapeute. Avec leurs cinq enfants, Jung et sa femme fondèrent une famille énorme qui prit bien plus d’extension que celle de Freud et, selon toute apparence, Jung restait le digne représentant d’un comportement familial conventionnel. Antonia Wolff, psychiatre et ancienne patiente de Jung, devint pourtant de longues années sa maîtresse ; même après leur liaison ils restèrent des amis proches, et les écrits de Jung renferment de nombreuses allusions à son travail.
Les dates de cette liaison ne sont pas encore connues, mais il est peu probable que Jung ait jamais parlé à Freud des deux femmes qu’il avait dans sa vie. Mais il fit allusion à ses composantes “polygames” et soutint que le préalable à tout bon mariage était la possibilité d’être infidèle. Emma Jung parla de quelques-uns de ses problèmes conjugaux avec Freud (elle essaya aussi de se démarquer par rapport à la femme de Fliess dans la vie de Freud : « Ne me comptez pas au nombre des femmes qui, comme vous me le disiez un jour, troublent constamment vos amitiés »).

Si austère, si renfermé en lui-même et si distant qu’il fût parfois avec ses élèves, Freud était intime et absolument ouvert avec Jung. Il fit à la femme de Jung la confidence de l’extinction graduelle de ses relations sexuelles avec sa femme Martha et, en 1910 écrivit à Jung : « Mon été indien d’érotisme qui nous a occupé pendant le voyage a lamentablement fondu aux peines du temps de travail. »

Par la suite — lorsque Freud et ses élèves fustigèrent la “couardise” de Jung à l’égard des faits de la sexualité infantile — il dut sembler ironique à ce dernier d’avoir mené, en fait, une vie de frustrations sexuelles bien moins grandes que Freud n’en avait évidemment connues. Jung rejeta peut-être les concepts de Freud portant sur la sexualité ; mais il avait moins de raisons personnelles, quant à lui, de faire du sexe un élément aussi primordial.


[1Lettre de Freud à Jung du 16 avril 1909