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Jung et l’antisémitisme

mercredi 14 juin 2023, par passereve

Le thème de Jung et l’antisémitisme n’en est pas un que j’aborde avec enthousiasme. Dans la mesure où je suis moi-même Juif, quoiqu’un Juif fort peu pratiquant, je suis contraint d’avoir un intérêt particulier pour le destin du peuple juif dans ce siècle terrible entre tous.

D’autre part, j’étudie également l’histoire de la psychanalyse et suis convaincu que la stature de Jung dans l’histoire du développement de la psychologie des profondeurs a été très mal comprise. Peut-être une anecdote peut-elle servir à illustrer le problème historiographique auquel je crois que nous sommes confrontés. Jadis, au cours d’une de ces discussions de table que j’eus il y a quelques années avec Paul Ricœur à Toronto, nous en sommes venus à parler de son livre Freud and Philosophy. Comme Ricœur était à la fois modeste et critique, dans la mesure où il pensait avoir échoué à atteindre son objectif dans cet ouvrage, j’évoquai Jung. Il me semblait, et c’est ce que je dis à Ricœur, que s’il voulait accomplir le but philosophique qu’il avait en tête, il aurait été mieux avisé de prendre Jung comme penseur central plutôt que Freud. Car la vision jungienne de l’inconscient me semblait beaucoup plus proche de la pensée de Ricœur que celle de Freud. Quoi qu’il en soit, la mention du nom de Jung rendit Ricœur particulièrement perplexe. Car selon Ricœur, on ne pouvait pas, à Paris, lire Jung : il était « à l’index » des livres interdits parmi les intellectuels français.

Ricœur est lui-même protestant, et l’un de ses fils pratique la psychanalyse en France. J’ai trouvé Ricœur très bien informé des luttes à l’intérieur du champ psychanalytique à Paris, où tant de choses sont publiées ces temps-ci à propos de Freud, et pourtant Ricœur semblait tout ignorer des écrits de Jung. Et là, moi qui avait écrit sur Freud, je suggérais à Ricœur l’importance de Jung, sur laquelle il avait fait l’impasse.

Et pourtant, en tant qu’historien et spécialiste de l’histoire intellectuelle, je crois qu’il est impossible de couper la psychologie de Jung de sa politique. Quand j’aborde les œuvres de Dostoïevsky et de Nietzsche à mon université, une question classique que je pose est celle savoir si, et à quel degré, leur psychologie est interconnectée à leur politique. De même que Freud lui-même admirait Dostoïevsky sans aucunement accepter l’ensemble des croyances politiques qui étaient les siennes, de même il est possible, je pense, de dire de Jung qu’il a fait une grande et durable contribution à la psychologie, sans ignorer la nature de sa collaboration avec les nazis.

Il me faut expliquer plus concrètement pourquoi je considère que Jung est si important dans l’histoire des idées. Tout d’abord, je pense que Freud n’a jamais eu de meilleur critique que Jung. On a souvent dit que Freud a lui-même vu certains de ses pires échecs, et il y a une bonne dose de vérité dans cette proposition ; toutefois, habituellement Freud s’arrange pour répondre à toutes les objections qui peuvent être faites à son propre système de pensée, et ce, de façon si magistrale, que les lecteurs ont été enclins à le suivre dans son rejet de l’idée que sa psychologie pourrait avoir des défauts.

Toutefois, à ma connaissance, Jung fut le premier a souligner que l’autoritarisme était implicite dans la technique thérapeutique de Freud. Jung fut aussi, sans doute en partie à cause de son contact personnel avec Freud, le tout premier à suggérer que tous les analystes futurs soient obligés de se soumettre à des analyses didactiques. Je dois dire que je ne suis pas vraiment sûr que ç’ait été une si bonne idée que cela ; le concept d’analyse didactique a eu certaines conséquences secondaires malheureuses, en infantilisant les candidats par exemple, et en assurant leur endoctrinement à la façon de faire propre à un professeur. C’est bien sûr à d’autres que moi, puisque ne n’ai jamais été clinicien, de peser le pour et le contre de cette institution de l’analyse didactique.

Je crois néanmoins, en me fondant sur ma propre recherche historique, qu’on n’a pas suffisamment prêté attention à toute cette épineuse question de la formation analytique. Les psychanalyses de contrôle ont justement été inventées comme un dispositif pour contrôler le pouvoir qu’un analyste didacticien plus ancien est contraint d’avoir. Mais on trouve tant de sectarisme en psychanalyse jusqu’à aujourd’hui qu’il ne semble pas que les dispositifs antérieurs aient réussi à être aussi efficaces qu’ils l’auraient dû. La littérature continue de réinventer la roue ; on trouve des gens de différentes écoles de pensée qui n’ont pas connaissance de ce que les autres ont fait.

Deux vignettes peuvent illustrer ce à quoi je pense. Autrefois, lors d’une interview avec Jolande Jacobi en Suisse en 1966, j’ai soulevé le concept, alors à la mode en psychanalyse orthodoxe, de « régression au service du moi ». Bien que le Dr Jacobi ait connu personnellement Ernst Kris à Vienne et qu’elle ait immédiatement compris la teneur de ce que je décrivais par cette notion, elle n’en était pas familière ; elle tomba d’accord avec moi pour reconnaître qu’elle avait des similarités frappantes avec la propre approche de Jung.

Pour donner un autre exemple, je me souviens d’Antony Storr me disant, après qu’il fut resté un temps à Chicago, que les analystes freudiens de cette ville semblaient avoir emprunté à Jung certaines de ses idées sur la façon de faire des psychothérapies à court terme. L’Institut Psychanalytique de Chicago a été fondé par Franz Alexander et, bien que je sois sûr que le Dr Alexander n’a pas été directement influencé par Jung, il a élaboré dans les années 40 des idées qui lui sont propres et qui soutiennent maintes analogies avec celles que Jung avait eues une génération plus tôt. Des ennemis idéologiques de Franz Alexander, comme l’orthodoxe Kurt Eissler, seraient sans nul doute ravis de trouver des parallèles jungiens dans l’œuvre d’Alexander, mais j’évoque l’analogie du point de vue de l’histoire intellectuelle plutôt qu’à titre d’aspect de la politique partisane des disputes sectaires.

Les différentes écoles de psychanalyse ne font que se croiser sans se rencontrer. Bien qu’il puisse sembler que les deux exemples que je viens de donner sont des cas de gens qui ont grandi au sein de l’horizon jungien sans être suffisamment au fait des contributions freudiennes, je suis certain que l’ignorance générale marche beaucoup plus dans l’autre sens. Selon mon expérience, ceux qui ont été formés comme analystes freudiens sont beaucoup moins susceptibles d’avoir lu Jung que les jungiens ne le sont d’être familiarisés avec Freud.

L’exemple le plus frappant que j’ai pu en avoir dans mes propres recherches s’est peut-être produit au cours d’une interview que j’ai menée avec René Spitz en Suisse. « Vous ne croirez pas, » me dit-il, ce que Jung « prétendit » un jour : Jung avait dit au Dr Spitz qu’il avait inventé l’idée d’analyse didactique. Spitz trouvait cela absurde, et pour autant que je sache les freudiens seraient, aujourd’hui encore, d’accord avec lui. Il y a quelques années, j’ai pourtant trouvé un passage dans l’œuvre de Freud où il crédite spécifiquement « l’école de Zurich », c’est-à-dire Jung, de cette suggestion.

Puisque j’ai indiqué certaines de mes réserves concernant l’inconvénient que je pense avoir été associés aux analyses didactiques, il me faut aussitôt faire la liste de certaines des contributions les plus incontestablement positives que Jung a été capable de faire, selon moi. Il a compris, cinquante ans avant les analystes orthodoxes, que le matériel clinique infantile pouvait être utilisé comme défense. L’idée qu’une préoccupation pour l’enfance passée puisse devenir une évasion n’a été énoncée que plus tard par Max Schur comme « résistance par en dessous ». Jung savait aussi que les rêves n’étaient pas seulement des expressions des désirs et qu’ils avaient à voir avec le propre soi du rêveur, et pas seulement avec les autres dans notre vie. Jung a considéré l’inconscient de façon plus constructive et avec moins de soupçon que Freud, et par là Jung a pu, d’après sa théorie du moins, adopter une attitude plus positive à l’égard de la présence de symptômes.

En réalité, bien sûr, en dépit de la différence d’âge entre les deux hommes, Jung et Freud ont beaucoup en commun. Si l’on lit certains textes de philosophie sociale de Jung, cela ressemble de façon frappante à celle de Freud lui-même, même si les deux hommes ont écrits leurs ouvrages respectifs longtemps après la fin de leur association. Dans Moïse et le monothéisme, par exemple, Freud développe certaines idées sur la nature du symbole qui me paraissent très proches de celles de Jung. Bien que je n’aie pas la place de développer ce point ici, je suis pratiquement sûr que, dans leur pratique clinique concrète, Jung et Freud, malgré leur dispute, ont continué à avoir plus de choses en commun qu’on ne pourrait s’y attendre.

Mais je crains qu’en indiquant mon respect pour la stature de Jung au sein de l’histoire intellectuelle je ne me sois trop éloigné du sujet qui nous occupe : l’antisémitisme. C’est évidemment un très bon signe que les jungiens soient capables de se confronter publiquement à ce problème. Je me trouve pourtant moi-même pris dans un grand conflit intérieur en abordant ce thème.

L’antisémitisme est un vaste sujet, qui traverse toute la pensée occidentale, et la variété des préjugés sur les Juifs constitue un thème sur lequel je ne peux espérer être expert. Avec Jung, toutefois, nous avons affaire à un problème spécifique qui est propre aux intellectuels de la mi-XXème siècle. Henry Adams, par exemple, est mort trop tôt pour que quiconque s’excite sur les détails de ce qu’il a pensé concernant les Juifs. Il serait anachronique de considérer ses idées à la lumière d’événements ultérieurs. L’antisémitisme est une partie de la culture occidentale qui a de profondes racines et il a touché maints penseurs par ailleurs admirables. Hannah Arendt a jadis écrit que la venue des nazis avait finalement mis un terme aux remarques sur les Juifs qui étaient autrefois considérées comme culturellement permises : car dès qu’il est devenu possible de voir que l’antisémitisme pouvait conduire aux chambres à gaz, aucune personne respectable ne pouvait plus se permettre de faire sur les Juifs ces blagues qu’autrefois on aurait pu trouver tout à fait banales et acceptables.

D’autres éminentes figures de la moitié de notre siècle, à part Jung, ont eu le même tort d’avoir exprimé sur les Juifs des choses moralement compromettantes qui ont un statut particulier à cause de l’époque où elles ont été énoncées. Je tiens, en m’appuyant sur les dires de ceux qui ont autorité en la matière, que Martin Heidegger était un grand philosophe : il est peut-être l’exemple de plus extrême qui vienne à l’esprit de la trahison de l’éthique d’un intellectuel, parce qu’il a vraiment rallié le parti nazi ; bien qu’il n’ait pas énoncé de généralité concernant les Juifs, il s’est permis au moins une référence négative à un certain universitaire Juif en tant que tel, qui a frappée les nazis de façon si pernicieuse que cela s’est retourné contre lui. La poésie d’Ezra Pound est, m’a-t-on dit, une grande œuvre de la littérature mondiale ; pourtant Pound a fait des centaines d’émissions tout à fait épouvantables en faveur du régime de Mussolini, des programmes qui furent parfois retransmis depuis Berlin. Et de même, on a récemment découvert comment Paul Man, l’éminent critique littéraire, a écrit des articles antisémites dans sa jeunesse pendant l’occupation allemande de la Belgique lors de la seconde guerre mondiale.

De tous ces hommes, Jung est le seul au sujet duquel je me sens suffisamment compétent pour le défendre, en ce qui concerne la grande contribution qu’il a faite à la psychologie. Toutefois, si j’étais français, et si ma famille avait subi la seconde guerre mondiale, je pourrais fort bien me trouver dans la position qui est celle de Ricœur, de n’avoir jamais lu Jung. Plus on est proche de l’Holocauste, plus il devient difficile de prendre de la distance par rapport aux idées politiques auxquelles Jung s’était associé. Néanmoins, faisant partie des plus chanceux, je suis né sur ce continent [américain] ; mais l’accident de la géographie et de l’histoire ne me délivre pas de l’obligation de penser les implications éthiques contenues dans les engagements politiques de Jung.

Il me faudrait être plus explicite. Il n’est pas correct de compartimenter psychologie et politique. En même temps, il ne faudrait pas que nous tombions dans l’autre extrême en évaluant tout à l’aune du jugement politique ; ce sont les régimes totalitaires qui ont asservi toute la réalité à la politique. Et pourtant, sans exagérer les implications de ce que Jung a écrit et fait dans les années 30, c’est effectivement important pour une appréciation globale de sa position.

Les détails de la controverse au sujet de Jung et l’antisémitisme sont déjà bien connus. Néanmoins, bien que j’admire beaucoup les romans de Robertson Davies, j’ai lu une fois un article de lui dans le cahier littéraire du New York Times où il répudiait tout net l’idée que Jung était antisémite. Assez curieusement, à mes yeux au moins, ce fut Freud lui-même qui porta le premier cette accusation contre Jung, dans son écrit polémique Sur l’histoire du mouvement psychanalytique. Tel que j’en avais gardé le souvenir pour avoir étudié la correspondance Freud-Jung, je n’avais pas détecté de signes qu’un tel préjugé de la part de Jung se fût exprimé dans leurs échanges. Mais je ne doute pas que, du côté de Freud, son enthousiasme pour Jung comme disciple soit provenu en partie de la forme spéciale d’antisémitisme propre à Freud, de son souci que la psychanalyse ne devienne pas exclusivement une affaire juive et que le mouvement soit conduit par un Gentil. L’amertume de la déception de Freud à l’égard de Jung, et la désillusion de Freud vis-à-vis de lui-même en tant que leader, peuvent être retrouvés dans les thèmes qui le préoccupaient dans Moïse et le monothéisme.

Il n’est pas facile pour moi de citer toutes les occurrences de ce que Jung a écrit sur les Juifs. En 1934, il soutient :
« Le Juif, qui est relativement nomade, n’a jamais créé et ne créera vraisemblablement jamais une forme de civilisation qui lui soit propre, du fait que l’épanouissement de ses instincts et dons naturels requiert l’existence d’un peuple d’accueil plus ou moins civilisé. […] L’inconscient aryen a un potentiel plus élevé que celui du Juif ; c’est là l’avantage et l’inconvénient d’une jeunesse qui n’est pas encore complètement détachée de la barbarie. À mon avis ce fut une grave erreur de la psychologie médicale jusqu’à nos jours que d’appliquer inconsidérément des catégories juives, qui ne sont même pas pertinentes pour tous les Juifs, à des Germains et à des Slaves chrétiens. Elle a ainsi expliqué le plus précieux secret de l’homme germanique, c’est-à-dire le fond de son âme, plein de pressentiments créateurs, comme un marécage banal et infantile, cependant que mes mises en garde étaient, depuis des années, suspectées d’antisémitisme. Cette suspicion est partie de Freud. Il ne connaissait pas l’âme germanique, pas plus que ses épigones germaniques. La puissante apparition du national-socialisme, sur lequel le monde entier porte un regard étonné, leur est-elle une meilleure leçon ? […] C’est pourquoi je dis que l’inconscient germanique contient des tensions et des possibilités que la psychologie médicale se doit de prendre en compte pour évaluer ce qu’il en est de l’inconscient. [1] »

Je ne doute pas que beaucoup de ce que Jung avait à dire a une certaine validité ; je pense que la vérité en la matière est que la psychologie de Freud est de façon caractéristique une psychologie juive, et que cela explique certaines de ses qualités aussi bien que ses défauts, qui doivent être corrigés [2]. Mais le problème, et là je parle en tant que spécialiste en science politique, c’est que ce que Jung a écrit de pire l’a été au tout début de l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne. Pire encore, Jung y est allé pour délivrer son message ; il a entrepris de faire des choix politiques dont il doit historiquement être tenu pour responsable. C’était un temps où, si l’on s’en souvient, les psychothérapeutes juifs avaient été forcés de fuir à l’étranger ou souffraient en Allemagne.

Jung semble avoir été politiquement naïf, et même stupide ; mais je dois dire que souvent ce qui ressemble à de la stupidité peut masquer des préjugés et des convictions. Dans le cas de Jung, ce n’est pas comme si d’autres dans le même domaine n’avaient pas essayé de lui faire remarquer à temps ce qui n’allait pas. Wilhelm Reich fit partie de ceux qui dénoncèrent Jung, comme le fit Gustav Bally de Zurich, suscitant la “Réponse au Dr Bally”. Ce fut Erich Fromm, un homme de gauche, qui me conseilla de consulter le Dr Bally à Zurich sur la politique de Jung. (Malheureusement, Bally mourut avant que j’aie pu le voir.)

Jung a toujours prétendu qu’il avait entrepris d’accepter la direction de la Société Médicale Allemande de Psychothérapie en juin 1933 afin de protéger la profession, et les Juifs qui la pratiquaient, de l’inutile souffrance pendant les ravages du régime nazi. Je ne doute pas que Jung ait aidé de nombreux réfugiés juifs venant d’Allemagne à se réinstaller à l’étranger. Mais quand, en 1935, les membres hollandais de la société internationale reconstituée par Jung refusèrent pour des raisons politiques d’accueillir le congrès, Jung leur écrivit qu’ils compromettaient la neutralité de la science.

Il n’est tout simplement pas vrai, cependant, que quand on parle des nazis il soit possible d’en appeler de la sorte à la neutralité de la science. Les Hollandais, je pense, avaient moralement raison de refuser de répondre à la demande de Jung. Les intellectuels qui, parmi nous, pendant la guerre au Vietnam, sentaient passionnément que la guerre était immorale, on eux-mêmes expérimenté cette immense frustration pendant des années ; il n’est facile d’évoquer plus que que quelques modestes actes de protestation de notre part. Je ne prétends pas être une espèce de héros politique. Mais je ne crois qu’il soit nécessaire de passer sur ce que Jung a fait. Je ne peux m’empêcher d’appeler un chat un chat.

Après la seconde guerre mondiale, Jung aurait pu mieux faire amende honorable pour ce qui s’était passé. Selon l’Index des articles du ministère britannique des Affaires Étrangères, en 1946 une “brochure” existait qui avait pour titre “Le cas du Dr Carl G. Jung — pseudo-savant auxiliaire nazi.” écrit par Maurice Léon, qui soulignait la « liaison du Dr Jung avec les nazis et les plans nazis ». Évidemment, il y avait des minutes des Affaires Étrangères sur une « proposition de procès comme criminel de guerre ». Je n’ai pas réussi à obtenir cette documentation qui, comme je le rappelle, était encore couverte par une règle limitant l’accès aux papiers d’État. Même si ce dossier particulier s’est avéré être inoffensif, il est encore frappant pour moi qu’à ma connaissance, Jung n’a jamais convenablement reconnu l’immoralité de la moindre de ses conduites. Il lui était logiquement possible d’avouer avoir fait une erreur de jugement ; mais il resta sur ses positions et fit un argumentaire consistant pour sa propre défense.

Politiquement, nous ne parlons pas de bagatelles. Ce n’est pas comme si nous évaluions pourquoi un dirigeant politique quelconque n’aurait pas démissionné, par exemple, d’un gouvernement faisant affaire avec Hitler ; la compromission est vraiment tout autre chose que d’être un compagnon de route. Nous ne parlons même pas de la question de l’acceptation d’un gouvernement qui suit un cours que nous désapprouvons ou même dont nous préfèrerions nous dissocier.

Selon moi, l’arrivée des nazis est l’événement politique le plus important du XXième siècle. Il est épouvantable de voir Jung, en juin 1933, remarquer avec approbation : « comme Hitler l’a dit récemment… » . Dans la même interview à Radio Berlin il parle de la « conversation sans fin des délibération parlementaires » qui « ronronne ». [3] Et, comme Edward Glover l’a noté il y a fort longtemps, en 1936 Jung disait : « Les SS sont en train de devenir une caste de chevaliers à la tête de soixante millions d’habitants. » [4] Je n’ai pas tenté de faire — et je ne pourrais supporter de le faire — une revue complète de tous les commentaires politiques de Jung.

Hitler n’a pas pris le pouvoir par la force, mais a été élu dans les règles à ses fonctions ; et le régime qu’il a supplanté était démocratique. L’un des aspects les plus pénibles de toute cette affaire, c’est qu’un peuple a volontairement choisi Hitler en connaissant à l’avance son programme. Ceux d’entre nous qui aiment croire dans les processus démocratiques et en l’édification que nous associons à une plus haute éducation, ont à se confronter au fait que le nazisme a existé dans une telle communauté hautement cultivée. Freud lui-même, quand il fut averti du danger de l’hitlérisme en Allemagne, est réputé avoir en un certain sens écarté le risque de menaces au motif que « la nation de Gœthe ne pourrait jamais mal tourner. »

Personne ne peut apprécier à leur juste mesure toutes les horreurs des nazis. Mais ceux qui se consacrent à l’histoire intellectuelle s’interrogent à bon droit sur les éléments de la culture occidentale qui peuvent avoir nourri les sources à long terme de l’hitlérisme. Se peut-il qu’un accent mis sur la légitimité de l’irrationnel en psychologie puisse ainsi, une fois présenté au monde de la politique, encourager des mouvements semblables au nazisme ? Ce ne serait pas trop spéculatif, je pense, que de supposer que certaines des idées de Jung avaient eu assez d’écho dans ce qu’il avait entendu de l’Allemagne dès 1933 à son sujet pour penser que son œuvre pourrait y trouver un certain succès.

La plupart d’entre vous connaissent déjà l’histoire des enfants, dans une école internationale à Paris, à qui l’on demanda un jour de faire une rédaction sur l’éléphant. Le petit anglais écrivit quelque chose sur la chasse de l’éléphant en Afrique. L’allemand écrivit un texte intitulé “Souffrances du jeune éléphant”. Le français fit sa rédaction “Sur les coutumes amoureuses de l’éléphant”. Et le juif intitula sa contribution : “L’éléphant et la question juive”.

La question de l’antisémitisme, néanmoins, ne me semble pas spécialement pertinente pour la pensée de Jung prise dans son ensemble. Je sais que j’aurais pu choisir d’aborder plus évasivement le sujet du colloque “Ombres persistantes” qui s’est tenu à New York au printemps 1989 à la New York School for Social Research. Mais j’ai initialement accepté de parler de la question de Jung et l’antisémitisme. Il m’a fallu un temps fou avant que je réussisse à m’asseoir et à écrire le peu que j’avais à dire ; j’ai médité la question pendant des mois, gardant à chaque fois la question en tête, et plus d’une fois je me suis écrié au supplice : « Qu’est-ce que je vais dire ! » Je n’aime pas me défiler, et pourtant j’espère qu’il est clair que je n’ai pas traité le sujet avec un esprit polémique. Je crois que ce que j’ai dit ne semblera pas, vu les circonstances, offensant. Mais j’ai fait de mon mieux pour traiter le sujet.

Chacun de nous fait des choix, et ces décisions deviennent des actes. Nous, en Amérique du nord, savons peu de choses des problèmes moraux torturants qui ont tenaillé des sociétés moins fortunées. L’hitlérisme est la pire forme de mal que je puisse me représenter ; et par conséquent, à cause de la politique de Jung et du lien de celle-ci avec les nazis, ses vraiment grandes contributions à la psychologie ne peuvent être pleinement appréciées et évaluées qu’une fois qu’elles sont comprises en prenant en compte ses idées sociales, et cependant, d’une certaine manière, en fin de compte, détachées de la politique du régime hitlérien. Tout comme il est, je pense, possible de séparer la psychologie de Dostoïevski de sa politique, de même j’espère que la psychologie de Jung restera en dépit de sa marque d’antisémitisme.


[1La situation actuelle de la psychothérapie, §§ 353-354, traduit par Alix Gaillard-Dermigny dans le numéro 96 des Cahiers jungiens de psychanalyse (automne 1999), pp. 50-51, trad.mod.

[2Cf Roazen, Freud and His Followers, particulèrement pp. 22 et suivantes.

[3Cf C.G. Jung parle, p. 60.

[4Cf C.G. Jung parle, p. 79.