Accueil > Psychanalyse > JUNG > Éléments d’histoire > Textes de Paul Roazen > Le père originel
Le père originel
lundi 12 juin 2023, par
Il se peut que l’accueil fait à Jung en Amérique ait renforcé certaines de ses premières hésitations quant aux idées de Freud. Celui-ci approuva le voyage de Jung aux États-Unis, mais le Congrès d’analystes prévu pour 1912 dut être reporté en raison de son absence. En septembre cette année là, Jung donna une série de conférences à l’université Fordham à New-York, lesquelles marquèrent un important virage par rapport à son adhésion aux idées de Freud.
Il ne semble pas qu’il ait consciemment désiré une rupture avec Freud, et après leur ultime séparation, il lui envoya un exemplaire de l’un de ses livres avec une modeste dédicace. À l’instar de Freud, Jung soutenait qu’en philosophie des sciences il y avait moyen d’opérer une distinction tranchée entre les « faits » et les « théories », et tant qu’il eut l’impression d’admettre les « faits » psychanalytiques, il put croire qu’il n’était pas infidèle aux objectifs essentiels de Freud.
À Fordham, Jung estima parler à la défense de Freud ; on a cependant du mal à croire qu’il ait pu penser, surtout après la querelle toute récente avec Adler, que Freud accepterait le type d’idées qu’il proposait à présent. Il soutenait, par exemple, que le fantasme de l’inceste était d’importance secondaire et ne constituait pas une cause, la cause première étant la résistance de la nature humaine aux efforts de toute sorte. « Je pense, disait-il alors, qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’abandonner la définition sexuelle de la libido, à moins de perdre ce qui fait la valeur de la théorie de la libido, à savoir le point de vue énergétique... Les freudiens auraient tort de ne pas prêter l’oreille aux critiques qui accusent notre théorie de la libido d’être mystique et inintelligible... Telle quelle, il me semble impossible de transposer la théorie de la libido à la démence précoce, car cette maladie témoigne d’une perte de la réalité inexplicable par la seule perte de l’investissement érotique ».
Auparavant, au printemps 1912, Jung avait écrit à Freud [1] : « L’inceste est interdit : non parce qu’il est désiré ; mais parce que l’angoisse flottante ravive du matériel infantile régressif... L’interdiction de l’inceste avec sa signification étiologique doit être directement comparée à ce qu’on appelle le traumatisme sexuel, qui ne doit en règle générale son rôle étiologique qu’à un réinvestissement régressif ».
À Fordham, Jung rendit hommage à l’ancienne unilatéralité de Freud : « Nous devons nous réjouir qu’il existe des gens assez courageux pour être immodérés et unilatéraux ». Mais Jung soutenait que « l’obtention du plaisir ne se confond nullement avec la sexualité ». Aussi réprouva-t-il la « terminologie incorrecte et l’expansion sans bornes du concept de sexualité » dans l’œuvre de Freud : « ce qu’il nomme une disparition n’est autre que le réel début de la sexualité, tout ce qui précède n’étant qu’un stade préliminaire auquel on ne peut attribuer aucun caractère sexuel ».
Pour Jung, « l’inexactitude de la conception de la sexualité infantile », ne dérivait pas d’une « erreur d’observation... L’erreur gît dans la conception même... ».
L’orientation de Jung vis-à-vis du passé du patient était également différente de celle de Freud. Jung trouvait « trés douteux [...] que les patients aient souvent une tendance prononcée à expliquer leurs maux par quelque expérience d’un lointain passé, en détournant ingénieusement l’attention de l’analyste du présent au profit d’une fausse piste du passé ». Il observa la « tendance de nos patients à nous entraîner, par séduction, aussi loin que possible du moment présent en question », et conclut : « La cause du conflit pathogène réside principalement dans le moment présent ».
En même temps, Jung respectait la régression considérée comme « la condition de base de l’acte créatif », et pensait que « nous cédons trop à la crainte ridicule d’être, au fond, des êtres absolument impossibles, que si chacun devait apparaître tel qu’il est réellement il s’ensuivrait une effroyable catastrophe sociale ». Ce sont ces vues qu’il présenta comme les contributions des « travaux de l’École de Zurich »...
Certains critiques de Freud ont, d’un bout à l’autre, rejeté son œuvre en alléguant qu’il avait exagérément accentué le rôle de la sexualité. Et Jung disait à présent que « l’expression de pervers polymorphe avait été empruntée à la psychologie de la névrose et reprojetée dans la psychologie de l’enfant où elle est évidemment tout à fait déplacée ».
Freud avait étendu la signification commune de la sexualité à toute une diversité de sphères allant de l’enfance à la maladie mentale, où la science n’avait pas largement reconnu le rôle de l’érotique ; et c’était justement cette extension opérée par Freud que Jung réprouvait maintenant. Dès le début, il avait tenté de persuader Freud d’employer une autre mot que « sexuel », mais celui-ci s’en tenait fermement à ses premières options.
Freud semblait à Jung inutilement réductionniste ; mais du point de vue de ce dernier, les argument de Jung à propos du rôle des fantasmes incestueux, par exemple, avaient été évacués par l’éviction d’Adler.
La conviction de Jung que les patients inventent souvent des traumatismes sexuels infantiles, en guise de fuite face aux tâches de la vie quotidienne, a fait son chemin dans l’orthodoxie psychanalytique un demi-siècle plus tard ; on reconnaît à présent qu’un conflit infantile passé représente potentiellement un moyen de négliger la signification d’un problème actuel.
Même si la plupart des cliniciens et de nombreux analystes sont aujourd’hui d’accord avec Jung sur le fait qu’il est souvent plus confortable de vivre dans le passé que d’affronter l’avenir, à une époque où les idées de Freud n’étaient pas encore universellement acceptées, celui-ci craignait que tout ce pour quoi il avait combattu ne fût prématurément englouti dans un révisionnisme du type de celui de Jung.
Une fois embarqué dans la tâche de réinterpréter la signification du complexe d’œdipe de Freud, la voie était ouverte au désaveu global des conclusions de ce dernier. Freud avait tenté d’obliger l’homme à affronter la face pulsionnelle de sa nature. Comme Adler quand il mettait l’accent sur le moi, Jung était en “retrait” par rapport à Freud, puisqu’il soulignait l’importance clinique de la tâche “supérieure” d’auto-réalisation de soi sur laquelle les patients pouvaient buter.
Freud voyait, dans ces nouvelles envolées de Jung, une “résistance” à l’inconscient, et un désir de détruire le père. Comme celui-ci l’écrivit à Freud en 1912 : « Je regrette extraordinairement que vous pensiez que seules des résistances contre vous me déterminent à certaines modifications ».
Jung pensait que, par son approche littérale du complexe d’œdipe, Freud négligeait des aspects plus nuancés de la psychologie humaine ; l’exposé du lien sexuel unissant le petit garçon à sa mère, par exemple, ne devrait pas se substituer à la reconnaissance du besoin légitime de dépendance d’un fils vis-à-vis de sa mère. Et dans l’œuvre de Jung, « la mère est envisagée comme une figure protectrice et nourricière, et non comme l’objet de désirs incestueux ».
Comme Erich Fromm et d’autres l’ont relevé depuis, voir la relation entre une mère et son fils en termes sexuels, c’est en un sens être extrêmement rationaliste et outrepasser la spère moins rationnelle où une première différenciation entre soi et le monde extérieur fait défaut à l’enfant. Tout à l’élaboration de ses idées, Jung fut incapable de terminer la troisième partie de Symboles de transformation ; Freud tenta finalement de le convaincre de ne pas publier cet ouvrage ; Jung en conclut que ses difficultés à achever le manuscrit provenaient de son angoisse à s’écarter de certaines opinions de Freud.
Jung revint d’Amérique plus déterminé à affirmer son indépendance : « J’ai bien entendu fait place également à des conceptions qui divergent par endroit d’avec les conceptions admises antérieurement », reconnaissait-il. Mais il refusait d’être, pour ses idées, « jugé comme un idiot complexé ». Il se faisait, bien plutôt, l’avocat d’une politique de “libéralisme” : « Je propose de laisser régner la tolérance au Jahrbuch, pour que chacun puisse se développer selon sa nature. C’est alors seulement, si on nous laisse la liberté, que l’on accomplit le meilleur. Nous ne devons pas oublier que l’histoire des vérités humaines et aussi l’histoire des erreurs humaines. Faisons donc place aussi à l’erreur qui part d’une bonne intention ».
Le 24 novembre 1912, Jung rencontra Freud à une conférence psychanalytique à Munich ; Freud eut la syncope dont nous avons parlé ci-dessus. Dans sa première lettre à Jung après cette rencontre, il admit que « l’on se fâche toujours un peu quand l’autre veut avoir sa propre opinion ». Quant à sa syncope, il fit allusion à « un petit morceau de névrose, dont il faudrait en effet s’occuper ». [2]
Jung saisit cette occasion pour suggérer : « Ce “morceau” doit à mon avis être pris très au sérieux [...] J’ai souffert de ce morceau chez vous, bien que vous ne l’ayez pas vu et ne l’ayez pas bien reconnu quand j’ai voulu expliquer mon attitude à votre égard ». Il essayait de parler en ami, mais poursuivit par des objections : « Une assez grande partie des psychanalystes abuse de la psychanalyse à la fin d’ôter leur valeur aux autres et aux progrès de ces derniers par les insinuations complexes bien connues ». En fin de compte il renchérit : « Le psychanalyste utilise sa psychanalyse très malheureusement comme un lit de paresse, comme nos adversaires font de leur croyance à l’autorité. Ce qui pourrait les faire penser est conditionné par le complexe. Cette fonction de protection de la psychanalyse était encore à découvrir ». [3]
Freud maintenait toujours la paix. En réponse à Jung, il suggéra : « Je ne puis momentanément conseiller contre eux que cette petite recette domestique : que chacun de nous s’occupe plus activement de sa propre névrose que de celle du prochain ». Mais avec l’objection : « Ma névrose ne vous a pas causé de tort, comme vous le croyez ». [4]
À Jones, Freud écrivit, en commentant sa syncope à Munich : « Il y a, au fond de toute cette affaire, un problème homosexuel non résolu ». Puis il précipita la rupture de ses relations avec Jung en relevant un lapsus dans une de ses lettres : le 14 décembre 1912, Jung avait voulu écrire à sa défense : « Même les complices d’Adler ne veulent pas me reconnaître comme un des leurs » — mais par l’adjonction erronée d’une majuscule, transforma "leurs" en "vôtres". [5] Freud avait récemment écrit à Jung : « Je pense que dans le commerce interne des analystes comme dans l’analyse elle-même, toute forme de sincérité est permise ». Mais Jung qui, dans ses lettres, s’était retenu d’interpréter les évanouissements de Freud, répondit sur un ton étonnament incisif à l’énoncé de ce lapsus :
« Puis-je vous dire quelques paroles sérieuses ? Je reconnais mon peu de sécurité en face de vous, mais j’ai tendance à prendre la situation d’une manière sincère et absolument honnête. Si vous en doutez, la faute en retombe sur vous. J’aimerais cependant vous rendre attentif au fait que votre technique de traiter vos élèves comme vos patients est une fausse manœuvre. Vous produisez par là des fils-esclaves ou des gaillards insolents (Adler-Steckel et toute la bande insolente qui s’étale à Vienne). Je suis assez objectif pour percer votre truc [6] à jour. Vous montrez du doigt autour de vous tous les actes symptomatiques, par là vous rabaissez tout l’entourage au niveau du fils ou de la fille, qui avouent en rougissant l’existence de penchants fautifs. Entre-temps vous restez toujours bien tout en haut comme le père. Dans leur grande soumission, aucun d’entre eux n’arrive à tirer la barbe du prophète et à s’informer une fois de ce que vous dites à un patient qui a tendance à analyser l’analyste au lieu de s’analyser lui même ? Vous lui demandez pourtant bien : « Qui donc a la névrose ? »
Voyez-vous, mon cher Professeur, aussi longtemps que vous opérez avec ce truc, mes actes symptomatiques ne m’importent pas du tout, car ils ne signifient absolument rien à côté de la poutre considérable qu’il y a dans l’œi de mon frère Freud. — Je ne suis en effet pas névrosé du tout — bien heureux ! Je me suis en effet fait analyser lege artis et tout humblement, ce qui m’a fort bien convenu. Vous savez bien jusqu’où peut aller le patient dans son auto-analyse, il ne sort pas de sa névrose — comme vous. Quand vous serez un jour tout à fait libéré de complexes et que vous ne jouerez plus du tout le père envers vos fils, dont vous visez constamment les points faibles, que vous vous mettrez vous-même en joue à cet endroit, alors je veux bien revenir sur moi et exterminer d’un coup le péché de mon désaccord avec vous.
Aimez-vous donc à ce point les névrosés que vous êtes toujours entièrement d’accord avec vous-même ? Vous haïssez peut-être les névrosés ; comment pouvez-vous alors vous attendre à ce que vos efforts d’agir avec le plus de ménagements et de la manière la plus aimante possible avec vos patients ne soient pas accompagnés de sentiments quelque peu mêlés ? Adler et Steckel se sont laissés prendre à votre truc et sont devenus puérilement insolents. Je me tiendrai publiquement de votre côté, en gardant mes opinions, et je me mettrai en secret à vous dire toujours dans mes lettres ce que je pense vraiment de vous. Je tiens cette voie pour la voie honnête.
Vous maudirez peut-être cet étrange service d’amitié, mais peut-être cela vous fera-t-il quand même du bien ». [7]
Se donnant une peine peu commune pour rédiger, en retard, une réponse aux « récriminations » de Jung, Freud finit par prétendre : celui qui, en se conduisant anormalement, crie sans arrêt qu’il est normal, « éveille le soupçon qu’il lui manque l’intuition de sa maladie. Je vous propose donc que nous rompions tout à fait nos relations privées. » [8]
Tout était donc prêt pour une confrontation publique entre Freud et Jung au Congrès d’analystes qui se tint à Munich au début du mois de septembre 1913. Ce devait être la dernière rencontre des deux hommes. Tout au long du printemps 1913, Freud avait songé à la rupture ouverte imminente avec Jung, lequel lui avait été de si « peu d’utilité » qu’il « avait du mal à s’imaginer rester avec lui dans les mêmes termes qu’autrefois ».
Si le groupe de Zurich surestimait à présent son importance pour la cause de Freud, il reconnut que sa propre préférence d’antan pour les Suisses portait, la première, la responsabilité de cette situation. Le 27 mars 1913, Freud écrivit : « Je ne suis naturellement pas indifférent aux défauts de ma psychanalyse », alors qu’il tentait de séparer les travaux récents de Jung de son œuvre propre. Le même jour, Freud écrivit à un autre élève, Karl Abraham : Jung est en Amérique, mais pour cinq semaines seulement, ce qui veut dire qu’il doit rentrer bientôt. Dans tous les cas, il travaille plus pour lui que pour la psychanalyse. « Je suis terriblement revenu de lui, et je n’ai plus pour lui de pensées amicales. Ses mauvaises théories ne sont pas faites pour me dédommager de son caractère désagréable. Il prend la suite d’Adler, sans être aussi conséquent que cet animal nuisible. »
Freud acheva le manuscrit de Totem et tabou au cours de ce printemps, et jugea utile de prendre ses distances vis-à-vis de Jung. Il espérait que le livre paraîtrait avant la réunion de Munich et « qu’il servirait à établir une nette division entre nous et toute la religiosité aryenne. » Dans Totem et tabou, la thèse de Freud portait avant tout sur les origines de la société humaine ; le complexe d’œdipe, avait-il découvert, « a pris une importance jusqu’ici insoupçonnée pour la compréhension de l’histoire de l’humanité et du développement de la religion et de la morale. » Depuis septembre 1911, Freud et Jung travaillaient sur ce même thème de l’origine de la religion. Fasciné par l’étrange signification du double, Freud admettait son malaise face à l’idée qu’il avait un frère jumeau par l’intellect : « Cela me torture de penser que si maintenant il me vient une chose ou l’autre à l’esprit, je vous enlève par là facilement quelque chose ou que je m’approprie quelque chose qui aurait pu sans peine devenir votre acquisition… Pourquoi, au diable, fallait-il que je me laisse inciter à vous suivre sur ce terrain ? » [9]
Freud avait tenu tête aux efforts d’Adler et de ses disciples pour rester membres de la Société de Vienne. La susceptibilité de Freud quant aux problèmes liés au plagiat et aux priorités était bien connue de Jung. En 1908, par exemple, il avait parlé d’un patient de Jung — un psychanalyste qui s’adonnait à la drogue, Otto Gross : « Je pensais originellement que vous ne le prendriez que pour la désaccoutumance et que moi, en automne, je poserais là-dessus le traitement analytique. C’est naturellement d’un égoïsme condamnable si j’avoue que c’est plus avantageux pour moi ainsi, car je suis obligé de vendre mon temps et ne travaille plus, malgré tout, avec la pleine réserve de force que j’avais il y a des années. Mais pour parler sérieusement, la difficulté aurait bien plutôt résidé dans l’abolition inévitable des limites de propriété dans la réserve d’idées productives ; nous ne serions plus parvenus à nous libérer l’un de l’autre la conscience pure. Depuis que j’ai traité le philosophe Swoboda [10], je frémis devant de telles situations difficiles. » [11]
Si le sujet principal de Totem et tabou avait contribué à saper les sentiments de Freud à l’égard de son héritier, Jung ne le considérait pals plus sereinement « Il est bien opprimant pour moi que vous apparaissiez aussi sur le terrain de la mythologie de la religion. Vous êtes un concurrent dangereux… » [12]
Dans Totem et tabou, Freud postulait que l’homme avait d’abord vécu en bande ou horde primitive dominée par un père qui monopolisait toutes les femmes ; les fils se liguèrent et se rebellèrent, assassinant le père avant de le manger. Leur amour du père assassiné se mua pourtant bientôt en sentiments de culpabilité pour leur crime et ils décidèrent d’un commun accord que jamais plus un mâle ne posséderait le pouvoir qu’il avait exercé ; une fois ces limites posés aux élans impulsifs, pensait Freud, on pouvait dire que c’était le début de la civilisation.
En faisant remonter les débuts de la société à ce crime originel — ou, ainsi que l’ont suggéré certains, à une série de tels meurtres — Freud élargissait l’importance du complexe d’œdipe, que Jung avait essayé d’énoncer dans une perspective différente. En interprétant la signification de la religion totémique par le biais d’une concrétisation des désirs œdipiens, et non des fantasmes incestueux perturbant les névrosés, Freud pensait avoir trouvé « les débuts, dans le complexe d’œdipe, de la religion, de la morale, de la vie sociale et de la naissance de l’art. »
Les anthropologues n’ont jamais été à même de confirmer l’existence de ces hordes primitives ; dans celles que l’on a pu observer, on trouve un peu de la possessivité, ou de la jalousie, ou de n’importe quoi qui ressemble à l’institution d’un mâle dominant qui monopolise les femelles dont parle Freud. Il s’était appuyé, en guise de sources, sur une anthropologie qui fut ensuite discréditée. Mais, dans la vie intellectuelle du XIXe siècle, c’était un lieu commun que d’identifier l’esprit primitif avec celui des « sauvages ».
L’accent mis par Freud sur l’héritage phylogénétique de l’homme est au moins aussi suspect ; car il soutenait la transmission par héritage d’un caractère acquis — la culpabilité du meurtre du père primitif.
Il est frappant qu’avant 1910, on aura peine à trouver une quelconque mention de la phylogenèse dans la doctrine de Freud. Il reconnut qu’ « en 1912… les remarques de Jung relatives aux analogies très poussées entre les productions mentales des névrotiques et celles des primitifs m’incitèrent à porter mon attention sur ce thème. » C. G. Jung fut le premier à attirer explicitement l’attention sur la frappante similarité entre les fantasmes désordonnés de ceux qui souffrent de démence précoce et les mythes des peuples primitifs ; l’auteur relevant pour sa part, que les deux désirs qui se combinent pour former le complexe d’œdipe coïncident précisément avec les deux interdictions principales imposées par le totémisme — ne pas tuer l’ancêtre originel et n’épouser aucune femme de son propre clan — tira, de ce fait, des conclusions de grande portée. Jung était bien plus enclin que Freud lui-même à invoquer des interprétations phylogénétiques, même s’il apparaît qu’après leur rencontre ce dernier adopta certains aspects de la méthode d’approche de Jung. Quoique, selon Freud, ce fut une « erreur méthodologique » de Jung que de se saisir « d’une explication phylogénétique avant d’avoir épuisé les possibilités ontogénétiques », lui-même parla non seulement d’une « hérédité organique » , mais conclut, nous dit Jones, que « certains fantasmes originaires, notamment ceux du coït et de la castration, étaient transmis héréditairement, sous une forme ou sous une autre… »
À l’époque, cependant, Freud trouvait les idées de Jung pour le moins confuses, sinon inintelligibles ou délirantes. Le 1er juin 1913, Freud écrivit à Abraham : « Jung est cinglé, mais je ne vise pas la séparation, j’aimerais d’abord le laisser aller à sa ruine. Il se peut que mon travail sur le totem, contre ma volonté, accélère la rupture. » Abraham reste le disciple loyal, et l’expression de sa gratitude à son égard pour ses commentaires sur Totem et tabou donne une idée de ce que Freud attendait des ses élèves : « La manière dont vous voulez me prouver la valeur de mon travail, par des contributions, des ajouts et des déductions, est, bien sûr, la plus merveilleuse. » [13] C’est la « confusion » de Jung que Freud réprouva à plusieurs reprises. Il ne s’agissait pas tant d’un désaccord avec lui, comme avec d’autres « dissidents » en psychanalyse ; il trouvait simplement son travail inintelligible. Freud « se proposait toujours de comprendre à fond » ; et c’est en vertu de la même logique que « la musique ne l’intéressait pas, parce qu’il la considérait comme un langage inintelligible. »
Freud n’était pas un être dépressif, aussi n’était-il pas enclin à se critiquer lui-même pour ce qu’il avait fait à d’autres ; il était plus dans sa nature de rechercher ce que les autres lui avaient fait. Mais en juillet 1913, après avoir achevé Totem et tabou et avant sa dernière rencontre avec Jung, Freud traversa une dépression qui lui permit peut-être de voir le rôle joué par sa personnalité dans l’échec de sa relation avec Jung. L’hiver suivant néanmoins, il se polarisa sur la conduite de Jung en tant que président ; le congrès, rapporta-t-il, fut présidé par Jung qui se montra peu courtois et peu correct. Les auteurs des communications ne disposaient que d’un temps limité ; les discussions, par leur longueur, faisaient oublier les communications… À la suite de négociations pénibles et peu réjouissantes, Jung fut réélu président de l’Association Internationale de Psychanalyse, fonction qu’il n’hésita pas à accepter, bien que les deux cinquièmes des votants lui eussent refusé leur soutien.
Jones rapporta que Jung lui avait dit à la fin du congrès, par allusion à leur nouvel antagonisme : « Je croyais que vous étiez chrétien. » Puisque Jones était l’un des rares Gentils du congrès, on pourrait croire de ce fait que Jung comptait sur lui, mais dans son autobiographie, inachevée au jour de sa mort, Jones donna de l’affaire une version différente et plus détaillée : « En me disant au revoir, il me fit sournoisement remarquer « Je croyais que vous aviez des principes éthiques » (expression qu’il prisait). Mes amis interprétèrent le mot éthique comme signifiant ici chrétien et dès lors, comme antisémite. ». Que l’interprétation soit due à Jones ou à ses amis du clan de Freud, dans sa biographie de celui-ci, il la rapporta comme une remarque littérale de Jung, ce qui, d’après son récit ultérieur, n’était pas le cas.
Mais à la relecture des articles de Jung à ce congrès, nul ne douterait que, pour Freud, sa position fût un affront intolérable. La Contribution aux types psychologiques était une brillante prestation où Jung introduisait les concepts d’introversion et d’extraversion. Il n’eût pas été dans l’esprit de Freud qui, à l’époque, se préoccupait toujours principalement de la compréhension et du traitement des symptômes, de rechercher pareils caractères types. Mais le plus ennuyeux fût peut-être, pour ce dernier, un passage à la fin de l’article, où Jung traitait l’œuvre d’Adler et celle de Freud comme deux approches opposées correspondant à ses deux types psychologiques. La phrase par laquelle il concluait — « La tâche ardue de créer une psychologie qui rendra également justice aux deux types doit être réservée à l’avenir » — était réellement intolérable à la lumière de la controverse de Freud avec Adler à Vienne.
Octobre 1913 marqua la fin de l’échange de missives entre Jung et Freud, après plus de sept ans de correspondance. Ce mois là, Jung démissionna de son poste de rédacteur du Jahrbuch, et, dans une lettre Freud écrivit : « J’ai été frappé par la complète analogie que l’on peut déceler entre la première fuite de Breuer devant la découverte de la sexualité derrière les névroses et la conception que Jung a de celles-ci. Cela confirme d’autant mieux qu’il s’agit là du point central de la psychanalyse. »
Aujourd’hui, peu de grands noms de la psychanalyse seraient troublés par un analyste exposant des vues identiques à celles de Jung en 1913 ; à titre d’exemple, des années avant l’essor de la psychologie du moi, Jung affirma : « Le fait que le névrosé semble significativement influencé par ses conflits infantiles montre qu’il s’agit moins d’une fixation que d’un usage particulier qu’il fait de son passé infantile. »
Malgré ses descriptions ultérieures de la « solitude » dont il s’était entouré, Freud ne sembla pas reconnaître avoir lui-même provoqué cet état de choses. Il savait seulement : « J’ai dû me protéger des gens qui, des années durant, se sont appelés mes élèves, et qui doivent tout à mes encouragements. Maintenant je dois les accuser et les rejeter. Je ne suis pas un esprit querelleur, je ne partage pas plus l’opinion partout répandue qu’une querelle scientifique entraîne clarté et progrès. Néanmoins, je ne penche pas en faveur de molles compromissions et ne voudrais pas davantage sacrifier quoi que ce soit pour une réconciliation improductive. »
Si le mouvement devait demeurer celui de Freud, si celui-ci devait imposer sa volonté à l’histoire, il devait paradoxalement affaiblir la psychanalyse, sur le plan du talent comme sur celui des effectifs. En 1913, Jung fut invité à prendre la parole à Londres « en tant que représentant du mouvement psychanalytique ». De peur qu’on dise que « la psychanalyse avait changé, écrivit Freud, je me suis vu obligé de dissiper ce malentendu, en déclarant que je ne considère nullement les innovations introduites par les Suisses comme une suite logique de la psychanalyse dont je suis l’auteur ».
Au lieu de parler au nom de ses propres convictions, Freud préféra l’expression « doctrine psychanalytique » de résonance plus impersonnelle ; une fois les dissidents évacués, Freud allait pouvoir, dans les années à venir, parler de l’« accord unanime de tous les psychanalystes ».
En janvier et février 1914, Freud rédigea son essai Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique pour les lecteurs du Jahrbuch ; il y stigmatisait Jung, « en pleine retraite par rapport à la psychanalyse ». Freud esquissa les tendances scientifiquement régressives que représentaient à la fois Adler et Jung, et sa polémique contre eux avait pour but de s’assurer que le public comprenait pourquoi ils avaient, d’après lui, « abandonné » la psychanalyse et « fait sécession ». Or c’est lui qui, dans les deux cas, s’était senti en droit de prendre l’initiative. Jung aurait dû savoir que, dans l’esprit de Freud, l’Association Internationale de Psychanalyse devait être plus qu’un organisme officiel habilité à dispenser des patentes ; c’était également une association politique. Jung ne renonça pas à la présidence avant avril 1914 (Karl Abraham lui succéda pour remplir l’intérim).
Lorsque la polémique de Freud fut publiée en juillet 1914, Jung se retira de l’Association Internationale de Psychanalyse avec le corps entier des analystes suisses ou presque. Comme dans le cas des démissions d’Adler, « l’une es raisons avancées… par les Zurichois fut le danger d’une recherche dépendante ». En dépit de son attitude toujours plus critique envers l’œuvre de Freud, Jung avait voulu poursuivre sa relation avec lui, mais ce dernier paraissait décidé à l’exclure. Comme il l’écrivit à la fin du mois de juillet 1914 : « Je meurs d’envie de recevoir officiellement la nouvelle que nous sommes débarrassés des indépendants ». Freud parlait de la psychanalyse comme il avait un jour parlé de son état d’esprit dans des lettres à Fliess : « Il est battu par les vagues, mais ne coule pas » (citant la devise du blason de la ville de Paris). Freud avait au moins préservé ce qui, à l’en croire, constituait l’intégrité de ses doctrines ; le temps venu, ses contributions originales seraient reconnues.
[1] Lettre du 17 mai 1912
[2] Lettre du 29 novembre 1912
[3] Lettre du 3 décembre 1912
[4] Lettre du 5 décembre 1912
[5] Ihrigen [vôtres] pour ihrigen [leurs]
[6] en français dans le texte
[7] Lettre du 18 décembre 1912
[8] Lettre du 3 janvier 1913
[9] Lettre du 12 novembre 1911
[10] Hermann Swoboda (1873-1963), psychologue, ancien patient de Freud. Il fut engagé en 1904-1906 dans une dispute de priorité avec Fliess, dans laquelle Freud fut également entraîné. Cf. Jones, I, p. 346 et la lettre de Freud à Karl Kraus du 12 janvier 1906, Correspondance 1873-1939.
[11] Lettre du 19 mai 1908
[12] Lettre du 14 novembre 1911
[13] Lettre du 1er juillet 1913